"L'Envol" de Pietro Marcello : vers sa destinée

Le film coup de cœur / Après sa très originale transposition de Martin Eden dans l’Italie fasciste, Pietro Marcello signe une fresque intime aux accents hugoliens convoquant le spectre de la Grande Guerre et le merveilleux de l’élévation par l’art. Un conte réaliste délicatement ouvragé, à l’interprétation grandiose.

De retour des tranchées, le soldat Raphaël découvre au pays que son épouse a trépassé en lui laissant une petite fille, Juliette. Bien qu’il ait de l’or dans les doigts et soit capable de tirer ce qu’il veut d’une pièce de bois, Raphaël est étrangement rejeté par les gens du village. Comme tous les proscrits et les apatrides du coin, le père et sa fille trouvent heureusement asile chez Madame Adeline où, dans le dénuement mais entourée d’affection, Juliette grandit en s’initiant à la musique. Et dans l’attente que s’accomplisse la prophétie de la sorcière locale : qu’un vaisseau aux voiles rouges l’embarque loin de ce maudit village…

Avec ses prises de vues aux teintes passées rappelant les autochromes Lumière, L’Envol est sans conteste un film d’un autre âge ou, plus exactement, une œuvre sachant accueillir ses spectateurs dans la singularité de son dispositif : celui d’un conte réaliste atemporel où le « il était une fois » initial serait remplacé par des images d’archives colorisées. Si l’on se doute que des raisons économiques ont motivé une contextualisation par des stock-shots en lieu et place d’une coûteuse reconstitution, cette ouverture ancrée dans une Histoire authentique (mais floue) nimbe l’ensemble du récit d’une aura fantomatique autorisant les digressions vers le merveilleux voire… la comédie musicale.

Juliette ou la clef de sol

Comme il l’avait fait dans son précédent film-patchwork Martin Eden, Pietro Marcello tisse ici plusieurs motifs, embrassant des formes hétérogènes. Drame social très marqué dans sa première partie, L’Envol s’attache à travers la situation de Raphaël au sort de "gueules cassées" physiques ou morales de la Première Guerre mondiale, revenants dont on ne sait que faire et qui portent la culpabilité de ceux qui ne sont pas partis au front. Le cinéaste enchaîne de longs portraits des trognes des uns et des autres, s’attachant saisir dans les regards, les plis du visage, la vêture ou les détails du décor l’âme de l’époque ; les rancœurs et les secrets nichés dans les non-dits s’y devinent, attendant le moment propice pour éclater au grand jour. Ces séquences obombrées seront peu à peu supplantées par celles où évolue Juliette petite fille puis jeune femme trouvant son indépendance dans la musique, dans la nature environnante qui semble s’éveiller d’une longue torpeur à son contact.

Cette ambiance si adroitement composée l’aurait été en vain sans protagonistes aussi bien incarnés – confiés à leurs justes interprètes portant de surcroît le prénom de leur personnage. Pietro Marcello a en effet eu ici une double intuition. La première fut de voir en Raphaël Thiéry, que le cinéma avait jusqu’alors cantonné aux vagues utilités ou aux seconds rôles de brutes épaisses, toute la délicatesse et la tendresse rentrées de son ébéniste musicien, translaté plausible de Jean Valjean à l’aube du XXe siècle. La seconde est d’avoir débusqué une formidable débutante combinant audace, ingénuité et talent vocal (il faut savourer jusqu’à l’ultime note son timbre cristallin dans le générique final avec Hirondelle, adapté d’un poème de Louise Michel). Juliette Jouan offre au film, par ses numéros chantés, des instants de pureté aérienne avant même l’irruption de son prince charmant tombé du ciel – l’aviateur joué par Louis Garrel. Le lyrisme enveloppant de la partition de Gabriel Yared contribue enfin au sentiment général d’élévation ressenti face à la progression dramatique de son personnage s’affranchissant des pesanteurs terrestres. On peut parler de grâce.

★★★★☆ L'Envol de Pietro Marcello (Fr.-It., 1h40) avec Raphaël Thiéry, Juliette Jouan, Louis Garrel… En salle le 11 janvier

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