Jimmy Laporal-Trésor ("Les Rascals") : « Ce film montre que la violence une impasse »

Les Rascals / Invité au dernier festival de Sarlat, Jimmy Laporal-Trésor a présenté à une salle comble de lycéens ayant l’âge de ses personnages son premier long, "Les Rascals". Une évocation des bandes évoluant dans le Paris du début des années 1980, bercée par du bon son mais heurtée par la résurgence de la violence et de l’extrême-droite.

Comment les lycéens à qui vous avez montré le film ont-ils réagi à cette histoire qui les concerne pas d'un point de vue chronologique, mais qui peut avoir des résonances assez fortes avec le contexte politique actuel ?

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Jimmy Laporal-Trésor : Il y avait une espèce de curiosité pour l’époque en premier lieu. Ils font tout de suite le lien avec ce qui se passe aujourd’hui. Il faut qu'on parle du passé ; finalement, le film est très actuel ; ça parle beaucoup des problèmes qu'on traverse aujourd’hui. Ça les questionne beaucoup sur la société, sur la violence qui nous entoure : est-ce qu'on ne va pas dans une société de plus en plus violente ? Le film est quand même très dur, très violent ; il y a une réflexion sur l'impasse qu’est la violence quand on la choisit comme réponse à nos problèmes. Il n’y a pas si longtemps, un animateur de télévision disait qu’il fallait se faire justice soi-même… Le film montre que c'est une impasse.

Vous parlez de regard sur la violence, il y a justement une séquence durant laquelle un personnage assiste à une scène particulièrement violente. Et dans ses yeux, on discerne le basculement entre la répulsion et l'appétence pour la violence…

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Ce qui m'intéressait dans le traitement de la violence, ce n’était pas tant la violence pour la montrer de manière complaisante, mais pour dire que la violence a forcément des répercussions sur les personnes qui en sont victimes directement ou indirectement. Et comment elle change le comportement de quelqu’un ; comment cette violence peut provoquer des blessures, des colères, des cicatrices profondes qui vont se transformer en radicalisation parce que quelqu'un pourra peut-être instrumentaliser cette souffrance. Comment elle peut pousser quelqu'un qui, a priori, n'a rien de violent sur la pente glissante de la violence et de la vengeance.

Vous avez choisi une période particulière…

Oui, le film se passe en 1984. Le phénomène de bande est vieux comme le monde, il va avec la société française et a toujours été là. Mais avant 1984, la violence dans les bandes était une violence “viriliste”, c’est-à-dire qu’on se battait pour se prouver qu’on était des hommes, qu’on était les plus forts et qu’on n'avait pas peur. Finalement, on restait dans le domaine de la bagarre – et ça n’allait jamais jusqu'au meurtre. Il y a eu ensuite une nouvelle bande de voyous dotée d’une idéologie plus radicale, raciste dont la violence était elle aussi plus radicale : il ne s’agissait plus de montrer qu’ils étaient des hommes, il y avait une espèce de sacro-sainte “mission” de nettoyer les rues d'une engeance qui n’était pas la bienvenue. Et ça a changé aussi l'histoire des bandes en France, avec des dérives de plus en plus violentes.

Qu'est-ce que cela implique dans la construction du film comme contraintes — peut-être aussi comme avantages — de situer un film en 1984 ?

La reconstitution, parce qu'il faut refaire le Paris des années 1980. On tourne en 2021, pas mal de choses on changé ou n’existent plus : Paris est quand même beaucoup rénové et c’est déjà une vraie contrainte dans la manière d'appréhender le film, pour le préparer : on a 2, 8 millions pour le faire. Pour un premier film, je suis super content mais pour un film d'époque ce n'est pas si énorme que ça – il aurait fallu le double pour vraiment travailler dans le confort en termes de décors, de figuration, de jours de tournage…

Là, on tourne sur 35 jours, donc on n'a pas tellement le luxe de se poser des questions quand on arrive sur le plateau : il faut qu’on ait déjà toutes les réponses avant d’arriver. C’est donc un film que j'ai entièrement découpé, qui a été vraiment questionné en amont avec le chef-op : « Est-ce que telle séquence ça n'est pas pertinent de la raccourcir ou de la rallonger ? etc. » On a storyboardé aussi les séquences les plus lourdes en termes de mise en scène, avec de la baston, du mouvement, beaucoup de figuration ou tout simplement pour alléger l’équipe déco : comme on n'avait pas non plus l'argent pour décorer à 360°, il faut que je puisse leur dire où concentrer leurs efforts. Donc c'est un film qui est extrêmement préparé. C'est très important au niveau des repérages pour trouver des décors qui sont encore dans leur jus ou sur lesquels il y a peu d’interventions à faire en termes d’accessoirisation, il faut parfois parcourir des kilomètres en région Île-de-France. Parfois, on n’avait certains décors qu’une seule journée – comme celui de la scène du métro : on n’avait 8h pour faire 16 plans, soit un plan toutes les 30 minutes avec une rame de métro qui part, une départ de baston et beaucoup d’acteurs, ça donne une cadence de travail énorme. Idem pour le Balajo du début, la séquence du disquaire…

Toutes ces contraintes techniques qui sont liées à la mise en scène et à la logistique m'obligent à réfléchir la mise en scène en amont pour ne pas me retrouver dans la position du réalisateur qui dirait « on verra ça au moment du tournage ». Mais ça a aussi été une bénédiction parce que ça m'a aussi obligé à faire mon travail de metteur en scène et forcé à faire des choix en amont. Quand j'étais plus petit et que je regardais une émission de cinéma à la télévision, je voyais des réalisateurs de l’ancienne génération qui disaient que le cinéma c'est faire des choix, et là j'étais vraiment confronté à ça. Derrière, au montage, ça marche ou pas. Là, j’ai eu de la chance, ça a marché parce qu’on s’est bien préparés (sourire).

Quels cinéastes vous inspirent ?

Le premier qui me viendrait à l'esprit c’est Steve McQueen : j'adore son travail de mise en scène. C'est hyper précis, il n’y a pas un seul plan gratuit. Il vient de l’expérimental et du monde de l'art ; donc il y a une vraie réflexion formelle sur ce qu’il fait.

Quand je découpais mon film, mon fils aîné devait avoir 3-4 ans et je regardais comme il réagissait devant ses premiers dessins animés. J'étais frappé de voir à quel point il vivait à 200% les dessins animés : son corps réagissait malgré lui à ce qui se passait à l’image. Dans ma tête, je me disais que j'aimerais bien pouvoir retranscrire la même chose avec un public adulte sur Les Rascals. Quelle émotion fallait-il convoquer pour cela ? Du coup, j’ai fait un découpage plus émotionnel que vraiment graphique pour amener le spectateur à une émotion par les plans. En fait, c’est un film qui est très peu bavard : il y a des dialogues directs et signifiants qui racontent quelque chose, mais sinon il y a beaucoup de scènes très importantes qui sont des scènes de bascules muettes. C'est bien de d'apporter de l'émotion à travers le dialogue mais c'est aussi bien d'apporter l'émotion à travers le corps, à travers des regards, à travers des attitudes parce que finalement c'est un langage universel. On n'a pas besoin de mots pour parler de la sidération, de la peur, de la colère, de la frustration.

Au-delà du langage (ou de l’absence de langage), vous mettez en avant des langues vernaculaires : le louchébem, le langage keupon, le créole… Chacune marque une forme de frontière…

Oui, et il doit y avoir quelque chose de similaire avec les jeunes aujourd’hui. Je me rappelle en tout cas que quand j'étais gamin dans les années 1980, il y avait vraiment ce truc de langage dans les quartiers : on ne parlait pas forcément le même verlan ni le même argot. Certains parlaient la langue de feu, d’autres en gue-ve-de etc. Je n’y ai jamais rien compris, mais j’étais fasciné.

Dès le travail d'écriture et au casting, j'étais obsédé par l’oralité : il fallait que les gamins sonnent moins possible comme des gamins d’aujourd’hui. Parce qu'en tant que spectateur, c’est quelque chose qui me sort d’un film qui se passe dans les années 70 ou 80 lorsque j'entends un mec qui parle comme en 2022 : ça me dérange. Je voulais retrouver ce phrasé comme Renaud ou MCJeanGab1, de Titi Parisien, qu’on a perdu aujourd’hui. Au casting, j'ai écarté les comédiens qui étaient très bons mais qui sonnaient trop comme des gamins d’aujourd’hui.

Pour les autres langues, c'était une façon de déraciner le spectateur le déracine du quotidien : une famille créole, ça parle créole ; le lien d’une bande, c’est qu’on porte la même veste mais qu’on a un langage secret qui fait qu’on se comprend entre soi… Tout ça crée un univers sonore et qui nous aide à nous immerger dans le film.

Une ligne plombe de plus en plus les budgets des films : celle des droits musicaux. Avez-vous été obligé de faire des sacrifices par rapport à ce que vous souhaitiez faire figurer dans la B.O. ?

Dès le départ, on savait qu'on n'avait pas un très gros budget pour la musique, donc on est parti sur un choix de morceaux qui n’étaient pas mainstream : à l’époque, quand on faisait partie d'une tribu, on écoutait une certaine musique. Ça nous a obligé à choisir des morceaux qui sortent un peu des sentiers battus et qui coûtent un peu moins cher. Il y avait quand même certains morceaux qui étaient plus emblématiques qu'on a quand même voulu garder. La Souris Déglinguée, par exemple, on ne peut pas passer à côté : tout le monde sait qu'à l’époque, tout le Paris punk-rock allait à leurs concert parce qu'on savait que ça finirait toujours en baston. Après, il y a la musique du film faite par Delgrès ; au départ, je voulais un film qui sonne rock mais il y avait aussi notre identité, c’est la créolité qui est très importante, qui fait partie de ma culture d’origine, que j’avais envie de retrouver dans le scoring du film. Quand j’ai découvert Delgrès, qui fait du blues en créole, c’était l'identité défiée ; je leur ai proposé la collaboration et ils ont accepté après avoir vu Soldat Noir.

Donc je n’ai pas eu à faire beaucoup de concessions ; à part une ou deux musiques de la scène hip hop : à la base, c’était Afrika Bambaataa que je voulais mais ça coûtait extrêmement cher donc on est parti sur un autre artiste qui finalement sur la sur le même BPM, la même sonorité et qui donnait un côté un peu plus connaisseur. Et la dernière musique hip hop, c’était pas Run-DMC mais Eric B. et Rakim, Paid in Full, mais il y avait un problème de droits entre les artistes et la maison de disques. Globalement, je m’en tire plutôt pas mal avec un petit budget pour un premier film.

Pour la battle hip hop, Sidney fait un cameo…

Quand on écrivait avec les copains, on se disait que ce serait fou s’il venait faire un caméo. Ça aurait été la petite Madeleine. Et quelqu’un avait son contact, on lui a proposé, je lui ai montré Soldat Noir, il a lu le scénario et il a trouvé que c’était fidèle à ce qu’il avait vécu… et il a accepté.

Les Rascals existe-t-il grâce à votre court métrage Soldat Noir ?

On a commencé à l’écrire avant. Ce que j'aime bien avec Manu Chiche [le producteur, NdlR] c'est qu'il est cash et n’a pas de langue de bois. Il m'a dit : « Écoute, le film, c'est sympa, mais tu sais que c'est un film d’époque, c'est un premier film, c'est ambitieux en termes de mise en scène décors. C'est peut-être pas toi qui va le réaliser, hein ! » (rires) J’ai fait OK. Et avec les copains on mettait tout le temps que je réalisais le film mais on a joué le jeu et après, au bout d'un moment, la relation a évolué avec Manu : un truc s'est débloqué, et un jour il m'a dit «  OK tu vas faire le film mais je ne te garantis pas que tu auras le budget que tu voudrais : il faudrait 5 ou 6 millions. Si tu es prêt à faire le film, il faut qu’on fasse un court métrage avant. » Et ça a donné Soldat Noir.

Avez-vous déjà un projet pour suivre ?

Le prochain film est en écriture là. Il s’appelle Mai 67, sur un fait divers dont on commence à entendre parler qui s'est passé en Guadeloupe en 1967. Il y a eu une grosse grève des ouvriers en bâtiment qui demandaient une augmentation de salaire et ça s'est fini en bain de sang car la police a tiré sur la foule. Ça a duré 3 jours et 2 nuits ; à l’époque le bilan a été très minoré. Dans les années 1980, le ministre des Outre-mers a sorti un chiffre d’à peu près 405 morts et plusieurs centaines de blessés ou disparus. On ne sait pas vraiment quel est le bilan mais quand on parle avec les anciens, on se rend compte que c'est un truc terrible ; un trauma. Ma grand-mère elle habitait là-bas à l’époque, mon père sortait du collège, il a vu son premier mort tué par des policiers : un gamin qui attendait juste son bus et qui s'est pris une rafale de balles… Il ne m’avait jamais parlé de ça ; c’est parce que j'avais découvert cette histoire grâce à un documentaire de RFO en 2010 ou 2011 que j’ai fait mes recherches. On connaît tout sur mai-68 mais je n’avais rien entendu sur mai-67.

Et j'ai commencé à questionner ma famille, j’ai vu qu'il y avait un vrai tabou autour de cette question : ma grand-mère qui est toujours très précise sur tout plein d'histoires est très vagues sur ce sujet ; mon père, quand il me raconte ses histoires de voyou, est très précis ; là, il y a un truc qui est pas réglé… Ce qui raconte encore beaucoup du rapport de l'Outre Mer avec l’Hexagone : il se passe pas mal de choses qu’on ignore ; or on devrait être au courant. C’est ce qui participe au sentiment de ne pas se sentir français parce que on n'est pas traité comme un français à part entière. C’est Césaire qui disait : « Pas français à part entière mais entièrement à part ».

Après, je pense que vais faire un film pour enfants. Un film que mon fils peut voir quand il aura 10-11 ans, plus d’aventures comme les Goonies, feel-good, avec des histoires d’aventures, de trésor, de pirates…  J’ai pas envie de m’enfermer dans des films ultra-politiques qui parlent de violence. Parce que l’amour, c’est beau !

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