Emmanuelle Nicot & Zelda Samson (Dalva) : « Un film sur la reconstruction où l'inceste est la partie submergée de l'iceberg »

Dalva  / Présenté à la Semaine de la Critique de Cannes en 2022 où il a remporté le Prix FIPRESCI, "Dalva" marque le double début de la réalisatrice Emmanuelle Nicot et de sa jeune interprète Zelda Samson autour d’un sujet tabou. Rencontre avec ce duo à l’aube de la sortie…

Dans quelle mesure le travail que vous avez effectué auparavant comme directrice de casting a pu modeler, influencer votre écriture de scénariste et de réalisatrice ?

Emmanuelle Nicot : En effet, quand je suis sortie de l'école en 2012, pour obtenir mon statut d'intermittente du spectacle, j'ai travaillé en tant que directrice de casting sur plusieurs longs et cours métrages – je continue encore par moments à faire du casting de courts. J’adore surtout le casting sauvage, avec des gens non professionnels parce que ça me permet en fait de rester en lien avec les gens de la "vraie vie" et avec aussi la complexité du réel. C’est peut-être là qu’il y a une influence dans mon écriture : j’essaie de ne jamais être dans des stéréotypes. Par exemple, depuis le début de l'écriture j’ai toujours voulu pour le père de Dalva un homme complexe – pas un monstre, parce que je pense que les monstre purs et durs ça n'existe pas. Et tous les autres personnages que j’ai essayé de dépeindre, même si certains ont moins de place que d'autres pour exister, j'ai voulu faire en sorte qu’ils ne soient pas "simples".

Comment ce casting sauvage se déroule-t-il ? Zelda est-elle issue de cette approche ?

EN : Pour ce film, je me suis occupée du casting dans toute la Belgique et c'est ma collègue Stéphanie Doncker qui s'est occupée du casting enfant. Ma façon de fonctionner, c'est de partir avec un cahier des charges que je cherche chez la personne que je dois trouver. J'essaie de trouver quelqu'un qui dégage le plus possible ce que j'ai écrit chez mon personnage.

Pour Dalva, je cherchais une jeune fille issue d'un milieu social moyen voire aisé, ayant une certaine maîtrise du langage, avec de l'aplomb, qui n’ait pas d’âge – qui puisse avoir 10 comme 15 ans – et surtout, qui soit extrêmement gracieuse. Quand on fait du casting sauvage, l'idée d'aller directement voir les gens dans la rue, le métro ou dans un supermarché et de leur dire qu’ils ont un profil qui vous intéresse et leur demander de faire votre film, ça ne marche jamais. Il faut poser une annonce, la personne la voit et vient vers vous.

J’ai donc décidé de mettre des annonces dans des endroits bien ciblés dans lesquels je pouvais potentiellement trouver le profil de Dalva : des centres équestres, des écoles de danse classique, de gymnastique, des académies de musique et de théâtre. Entre la France et la Belgique, j'ai reçu quasi 5000 candidatures et j'ai retenu 300 jeunes filles sur la base de photos, à qui j’ai demandé de m'envoyer une petite vidéo de présentation où elles se filmaient seule dans leur chambre. C’est là que j’ai vu celle de Zelda qui avait 11 ans à l’époque, elle en avait 12 pour le film, 14 aujourd’hui. Elle expliquait avec un vocabulaire extrêmement riche qu’elle voulait devenir astrophysicienne spécialisée dans la matière noire, qu’elle se voyait Prix Nobel. Elle était aussi très critique par rapport aux garçons de sa classe, un peu féministe. C’était un ovni, il fallait que je la rencontre. Et je me suis trouvée face à une jeune fille beaucoup plus sauvage et introvertie que celle que j’avais rencontrée sur la vidéo. Mais dès que j’ai allumé ma caméra, wow ! j’avais ce que ce cherchais : un visage magnétique à la Romy Schneider : de face elle avait 10 ans, de profil 20, sans maquillage. J’ai su que c’était elle.

Et vous, Zelda, comment avez-vous abordé cette première rencontre ?

Zelda Samson : Quand j'ai rencontré Manue pour la première fois, elle n’était pas comme la majorité des autres adultes : elle était accueillante. Quand je suis sortie du casting, j’ai dit à mes parents : « Elle est trop gentille ! ». Pour le rôle, c’était la première fois que je jouais dans un film, je n’avais même pas fait de pubs ou de court-métrage, donc chaque jour de tournage j'ai découvert des nouveaux métiers, des nouveaux trucs…

Pourquoi avoir postulé ?

ZS : J’ai beaucoup de grosses passions. Quand j'avais à peu près 10 ans, ma passion, c’était le cinéma. Et puis j’avais un peu abandonné. En voyant l’annonce, je ne me suis jamais dit que ça pourrait marcher mais que ça pourrait être une une belle expérience, au moins, de faire les castings. Et puis ça a marché…

Connaissiez-vous l’histoire ?

EN : Ce que je peux préciser, c’est que j’avais décidé de ne pas mettre le mot “inceste” sur la petite annonce parce que j'avais peur de n'avoir aucune candidature. J’ai donc j'ai expliqué que ça racontait l'histoire d'une jeune fille de 12 ans dans un foyer après avoir été sous l'emprise de son père et qui se reconstruisait. Avant de voir les jeunes filles en présentiel j'ai appelé tous les parents un à un pour leur expliquer ce dont film parle.

Sur 300 parents de jeunes filles entre 10 et 13 ans, j’ai eu 300 parents qui me disaient toujours : « En fait notre fille ne sait pas ce que veut dire le mot inceste, donc on va devoir lui en parler. » Je me suis pris une sacrée réalité en plein visage à ce moment-là ! C'était il y a deux ans, au moment où une statistique terrible sortait en France : deux enfants par classe souffrent d’inceste. Comment dénoncer un mal qu'on ne sait pas nommer ? Ça m’a donné encore plus envie enfin de faire ce film !

ZS : Je n’avais jamais entendu parler de ça. Parmi mes amis, dans ma classe, personne ne savait ce que c’était. Du coup, en classe, on en a parlé avec les profs : on a eu un cours sur le sujet, c’est déjà ça.

EN : Ce mot a une charge pour nous, adultes, qu’il n'a absolument pas chez les enfants. Pour les enfants qui ont tourné dans le film, la magie d’un premier tournage l’a emporté. Pour les adultes, certains moments étaient plus compliqués, justement parce que le sujet est lourd. Je tiens quand même à préciser que dans mon film, l’inceste est la partie submergée de l’iceberg et que la partie émergée, c’est vraiment la reconstruction, l’émancipation, l’apaisement. Le film ne raconte pas ça non plus de plein fouet. Je n’ai pas l’impression que la thématique a pesé sur les épaules de Zelda. Et puis il y a eu un suivi psychologique qui a été mis en place pendant le tournage. Si elle le souhaitait, Zelda pouvait voir une psychologue comme le voulait.

ZS : Une ou deux fois. Et puis il y avait des coaches. Avant le tournage, elle m’a préparée : elle m’a appris à me tenir droite, à marcher droit, à bien tenir mes couverts, à danser… 

EN : C’est une ancienne danseuse. On a travaillé avec Zelda sur la posture beaucoup en amont du tournage.

Pour que ça soit conforme au personnage de Dalva se prenant pour une adulte, ou parce qu’elle serait issue d’un milieu social particulier ?

EN : Pour moi, c'est Dalva se prenant pour une jeune femme, parfaitement à l'aise avec des costumes, des chaussures à talons… Zelda a beaucoup travaillé en amont du tournage avec sa coach tout ce qui était postural ; la coach a aussi passé beaucoup de temps avec Zelda sur le tournage, du matin ou soir.

De mon côté, trois mois en amont du tournage, Zelda et moi on s’est vues une fois par semaine et on a beaucoup parlé du personnage de Dalva dans ce qu'elle vit AVANT avec son père – tout ce qui ils ont partagé ensemble, sa vie en solitaire, où ils déménagent, où elle ne va pas à l’école, où il lui fait l’école…  Et sur le fait de ne pas voir d’amis, de ne pas avoir d’autre référence que son père, qui est la seule personne à lui apporter de l’affection. On a fait aussi beaucoup de lectures du scénario pour parler des tenants et des aboutissants psychologiques et émotionnels de Dalva, de tout le cheminement qu'elle fait jusqu'à sa prise de conscience – Zelda étant très mature et intelligente, elle comprenait aussi beaucoup de choses.

Et puis on a répété toutes les scènes, avec Fanta Guirassy qui joue le rôle de Samia. C'était vraiment important pour moi de faire jouer les filles : comme elles n'avaient jamais joué, il fallait que je comprenne la clé chez chacune d’elles.

Ensuite, on a fonctionné de manière assez simple : l'idée est de ne pas intellectualiser quand on travaille avec des gens non pro – avec des gens proches c'est exactement la même chose, il ne faut pas partir dans des délires de direction d’acteurs.

Personnellement, je bosse sur un état dans lequel on commence la scène : est-ce qu'on est fatigué, en colère, angoissé ? Je mettais Zelda dans des états physiques pour qu’elle soit dans cet état. Et puis, je travaille sur le but : dans cette scène, Dalva veut ça, donc elle utilise tous les moyens qu’elle veut pour l’obtenir, et moi je la regarde pour voir si elle y arrive. Si elle n’y arrive pas, je lui donne des pistes pour y arriver. Je ne voulais absolument pas briser la spontanéité de Zelda ni de tous les autres.

Samia est l’un des piliers sur lesquels Dalva va se reconstruire. Étant donné la différence de "fonctionnement" des deux comédiennes et l’évolution des rapports entre les deux personnages, avez-vous pu vous reposer sur un tournage chronologique pour faciliter cette progression ?

EN : On n'a pas du tout pu tourner dans l'ordre chronologique à cause d’une histoire de cheveux qui a déterminé tout l'ordre du tournage. Au début ça m’embêtait beaucoup et au final, je suis très contente qu’on ait tout fait dans le désordre, parce que clairement Zelda et Fanta, elles ont éclos pendant le tournage en tant qu’actrices. La scène qui ouvre le film, par exemple, c'est la dernière qu’on a tournée et que je pense que tourner une scène pareille en tout début de film, c'était impossible pour Zelda. Un tel lâcher-prise,   crier comme ça devant autant de gens, se débattre, sortir complètement de son corps alors qu’elle est très fort dans le contrôle, ça aurait été très compliqué. C’est très bien qu'on ait fait les choses comme ça. Pareil pour la scène de rencontre avec le père, je n’en dirais pas plus pour ne pas spoiler le film.

Du fait de l’âge de vos interprètes, votre temps de tournage "efficace" quotidien a dû être limité…

EN : On a fait les choses parfaitement dans les clous parce qu’on a eu plus d'argent que ce que l’on avait prévu, c’est rare ! On avait prévu un million d’euros et on en a trois sur la base du scénario – qui avait été écrit en quatre ans et demi, donc il était bien béton. Il y a eu une confiance assez magnifique parce qu'en plus, tout le monde a mis de l'argent sur la table avant qu'on ait trouvé Zelda : c’était quand même un sacré pari parce que donner de l'argent à un film d'une première réalisatrice complètement inconnue au bataillon, avec l'idée d'une enfant de 12 ans qui va tenir tout le film et être tous les plans... On a décidé de dépenser cet argent en jours de tournage, soit 42 jours, ce qui est beaucoup pour un premier long.

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