Fatima Ouassak : « Je m'adresse aux quartiers populaires pour leur dire de se bouger sur l'écologie »

Écologie / Porte-parole du syndicat Front de Mères, co-fondatrice de Verdragon, première maison d'écologie populaire à Bagnolet (Seine Saint-Denis), Fatima Ouassak est une politologue essayiste engagée sur les questions d'écologie, de féminisme et d'antiracisme. Invitée à Grenoble dans le cadre du Mois décolonial, la militante donnera une conférence vendredi 24 mars à Grenoble, à l'appui de son dernier livre "Pour une écologie pirate".

Après La puissance des mères (2020), un premier ouvrage passionnant dans lequel vous politisez la question de la maternité, vous publiez Pour une écologie pirate, et nous serons libre, deuxième volet d’un projet politique sous forme de triptyque. En préambule, pouvez-vous rappeler la teneur de ce projet et comment faire des mères de véritables actrices politiques dans les luttes de demain ?

Mon projet consiste simplement à dessiner et théoriser un monde plus respirable pour demain. La puissance des mères était consacré à un autre sujet, qui à mon sens est révolutionnaire : les mères. Révolutionnaire, parce qu’au départ, il ne l’est pas du tout. La société attend des mères qu’elles soient des créatures douces, affectueuses et qu’elles tempèrent les colères des enfants en rasant les murs. C’est ce que j’ai conceptualisé comme les "mères tampon". À cela, je réponds cette figure des "mères dragon", qui veulent tout autant protéger leurs enfants, mais ont une stratégie autre que la tempérance. Une stratégie révolutionnaire qui va rompre avec ce qui est attendu d’elles, rompre avec les inégalités sociales et raciales. Et j’avance que le rapport qu’on a à nos enfants peut être un levier politique et stratégique pour changer les choses. Ce qui n’était pas vraiment le cas auparavant dans le féminisme.

La suite étant Pour une écologie pirate, un livre dans lequel votre conscientisation écologiste vous amène à critiquer l’écologie « dominante » et à dessiner un projet mobilisateur dans les quartiers populaires.

Je parle du point de vue des quartiers populaires, comme dans le premier, mais ça ne concerne pas uniquement les quartiers populaires. C’est la petite subtilité. J’ai voulu valoriser ce point de vue-là, mais ça concerne bien tout le monde. Et effectivement après le sujet révolutionnaire (les mères), il y a l’outil d’émancipation qui pour moi est l’écologie. L’écologie pirate donne à voir ce que serait une écologie pensée comme outil de libération, notamment pour les quartiers populaires, pour la classe ouvrière, pour l’Afrique, pour les opprimés et les emmurés de la Terre. 

D’où vient l’urgence avec laquelle vous vous adressez aux habitants des quartiers populaires et la volonté d’élargir grâce à eux le front écologiste ?

Je m’adresse aux quartiers populaires pour leur dire de se bouger, de se politiser sur la question du climat, de l’écologie en général, car il y a cette question de l’adaptabilité au monde de demain qui se pose sans nous. 

Et cette question de l’adaptabilité devrait se poser à eux dans la mesure où ils sont en première ligne des effets du réchauffement climatique (habitats mal isolés, manque d’espaces verts, pollution atmosphérique, accès aux soins et à une alimentation saine et locale) ?

Dans la mesure où nous sommes les premières victimes, on va prendre très cher si l’on se fait avoir par ce cliché de l’écologie réservée aux classes moyennes supérieures blanches, réservée à ceux qui ont le luxe de s’intéresser à ces questions-là. 

D’après vous, l’écologie serait réservée à une partie de la population, en l’espèce la classe moyenne supérieure blanche du pays ?

Je ne crois pas être la seule à constater l’étroitesse du front écologiste, très blanc, très CSP+, très centre-ville. Cette minorité est à même de manier un propos technocratique, ou d’accéder facilement à de la bonne nourriture dont la répartition sur le territoire est très inégalitaire par exemple. Tout est fait pour qu’on ne se soucie pas de son sort, de celui de ses enfants ; mais ce n’est pas parce que l’on est entravé qu’on ne doit pas le faire.

Dans Pour une écologie pirate, vous commencez par tordre le cou à un préjugé suivant lequel les quartiers populaires ne seraient pas sensibilisés à l’écologie ? 

Non seulement cette idée me semble fausse ou en tout cas inefficace, mais je crois que cette idée qu’on descendrait vers la classe populaire pour la tirer vers le haut est pétrie de mépris de classe.

Il vous semble qu’il y a déconnexion, sinon « mépris de classe » teinté de « paternalisme », voire d’un « supplément de haine », à l’égard des habitants des quartiers populaires, est-ce que ce serait délibéré chez certains ?

C’est bien beau de venir nous apprendre à faire des jardins partagés, du jardin, sauvage ou à créer une AMAP. Et je suis bien placée pour trouver le rapport à la terre important. Sauf que beaucoup ignorent les luttes et stratégies politiques qui ont fait l’histoire de la Seine Saint-Denis. De la « grève des loyers » menée par les résidents des foyers Sonacotra dans les années 1970, aux vieux du mouvement des travailleurs arabes par exemple, qui m’ont spontanément conseillée dans mes combats pour l’alternative végétarienne, les ascenseurs à Bagnolet. Je rappelle simplement dans mes livres qu’on ne part pas de rien. La difficulté pour nous, c’est de dire qu’on est légitimes lorsqu’on lutte.

En quoi y a-t-il mépris de classe par exemple ?

Je me souviens d’une émission TV traitant de la nécessité d’une écologie populaire. C’était déjà bien de l’admettre. J’écoutais et le débat portait sur les ZFE par exemple. Les bras m’en sont tombés. Un sigle, connu de 0, 5% de la population en réalité, à moins d’être dans la politique de la Ville, de manier les politiques publiques, comment pouvait-on comprendre en quoi ces zones sont problématiques, parce qu’aucun n’a cherché, dans le cadre de dispositifs de concertation, l’avis des classes populaires. Je souhaite une écologie du plus grand nombre. Mais je comprends que beaucoup de personne décrochent complètement, ne se sentent pas du tout représentées, ou que le projet ne leur parle pas du tout.

La question de l’ancrage territorial est centrale dans votre livre, sans ça vous ne croyez pas que l’on puisse s’emparer du pouvoir politique ?

Les quartiers populaires c’est une terre. On n’en parle jamais comme tel, mais c’est une terre. Donc pour protéger la terre, on ne peut pas accepter que la population qui y vit soit sous-humanisée, dénigrée, délégitimée. Se pose la question du pouvoir démocratique, du pouvoir politique détenu par ces gens-là. S’ils n’en ont pas, il ne faut pas leur demander de protéger l’environnement.

Plus que de l’inclusivité au sein de ces formations politiques, vous regrettez la teneur des projets ?

Même le fait que des organisations soient très homogènes (couleur de peau, classe sociale, etc) dit quelque chose du projet qu’elles portent souvent. Le vrai problème, c’est le projet politique. C’est dans quelle mesure ce projet politique soumis à débat a une dimension antiraciste, anticoloniale et internationaliste.

Au-delà d’une méthodologie critique qui vous permet de progresser dans le livre, vous soumettez aussi, cette fois positivement, des idées pour un projet écologiste alternatif. Quelle est votre réflexion sur la liberté de circuler sans condition ?

J’essaie de montrer, dans le livre, qu’elle peut être pensée comme une modalité de mise à l’abri des personnes victimes du dérèglement climatique et donc susceptible d’être portée par le mouvement climat et le champ écologiste. J’ai pour habitude de poser la question sans détour : dans quelle mesure, le fait que les Européens puissent circuler sans entrave en Afrique et que ça ne soit pas réciproque, trouvez-vous ça normal ? Si l’on est d’accord pour dire que c’est anormal, alors reste à trouver les moyens pour faire de cette liberté de circuler sans entrave un droit fondamental, et d’en faire un mot d’ordre porté par le mouvement climat.

Comme un pendant de la liberté de circuler, vous évoquez aussi la liberté d’accueillir sans condition. Quelle serait-elle ?

Là aussi, je pose la question : comment se sentir chez soi, si on ne peut accueillir qui l’on veut sans condition ? On veut pouvoir accueillir les nôtres, quels que soient « les nôtres ». Peut-être des artistes, des voisins, de la famille restée au pays, qui que ce soit. Et ce droit devrait être universel. Je n’ai jamais dit qu’on devrait le réserver aux personnes issues de l’immigration africaine. 

Vous pensez que les écologistes sont défavorables à ces sujets ?

Les écologistes ont un pied dans le mouvement de défense des droits des personnes migrantes, mais il y a une telle peur d’être taxé d’immigrationniste par l’extrême droite que beaucoup, à gauche y compris, sont sur la défensive. Mais je pense que c’est aussi une limite d’un projet se disant humaniste, désireux de sauver la planète et l’humanité.

Quand vous pensez aux « pirates de l’écologie », à qui pensez-vous par exemple ?

Je pense à SOS Méditerranée déjà ! Ce sont pour moi des pirates. Sauf que leur action n’est pas assez politisée, encore trop perçue dans une perspective caritative, humanitaire classique. Cette image de la piraterie, c’est une utopie qui vise à dire « libérons la Méditerranée ». On pourrait faire en sorte que ce lieu soit magnifique au lieu d’être un cimetière. De toute façon, je sais que demain, l’écologie de libération ce sera celle-là : une écologie internationaliste, qui passera par la Méditerranée. On n’y échappera pas, il faudra passer par l’Afrique.

Pour une écologie pirate avec Fatima Ouassak, à la Salle 150, vendredi 24 mars, prix libre

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