Thierry Binisti (Le prix du passage) : « Il y a un chemin que l'humanité n'a pas encore fait pour faire tomber les frontières »

Thierry Binisti (Le prix du passage) : « Il y a un chemin que l'humanité n'a pas encore fait pour faire tomber les frontières »

Le Prix du passage  / Présenté en ouverture des Rencontres du Sud avignonnaises, "Le Prix du passage" rappelle la douloureuse situation des migrants bloqués aux portes de la Manche, ainsi que la réalité des trafics humains. Un “film social“ loin des codes du genre, que son réalisateur Thierry Binisti démonte avec engagement. Conversation.

Qu'est-ce qui vous intéresse autant, à travers tous vos films, dans la question des frontières et des résistances ?

Thierry Binisti : C'est vrai qu'il y a un lien entre mes différents films, en tout cas avec Une bouteille à la mer, le précédent. Ce qui m'intéresse beaucoup dans cette question des frontières, c'est qu'elles continuent à exister physiquement malgré beaucoup de rêves qu'on pouvait avoir dans notre génération. On les a vus d'ailleurs s'estomper, et puis on les voit aujourd'hui se relever de façon assez forte. C'est vraiment une évolution que que je n'avais pas vu venir : je pensais que par le développement d'Internet, les gens se regroupaient autrement que par les pays, les nations ou les patries. Finalement, il y a quelque chose de très fort qui continue à exister et à se manifester.

Le fait de raconter ces histoires-là me permet, par des personnages, de véritablement incarner des destins qui se confrontent à cette réalité. Et leur façon de les contourner à chaque fois. Cette frontière par définition infranchissable – celle d'Israël et de Gaza ; celle de la France à l'Angleterre quand on s'appelle Walid et qu'on n'a pas les bons papiers – est finalement franchie par la relation humaine. C'est pour ça que ça m'intéresse, à chaque fois, de me confronter à ce mur pour voir notre capacité à le contourner et le dépasser, chacun inventant sa façon.

Il y a eu beaucoup de films sur Calais ; ici, vous donnez un visage aux passeurs. Mais pas celui qu'on attend...

On voit le passeur classique. Mais aussi quelqu'un d'autre : une personne d'ici, confrontée à cette réalité qui lui tombe dessus. J'ai rencontré des gens de Calais et des villes environnantes qui habitent tout près de ces poches – parce que maintenant, la Jungle a été démantelée ; mais ça n'a pas changé grand-chose, dans le sens où ça reste le point de passage où les migrants se regroupent pour tenter leur chance.

Mon personnage de Natacha fait partie de ces gens, avec un regard assez rejetant dans un premier temps mais qui va se rendre compte que sa précarité, rencontrant celle des autres, pouvait être source de profit. Ça m'intéressait de ne pas aller dans l'altruisme spontané, classique, comme on a pu déjà le raconter mais au contraire de voir comment en essayant d'en tirer profit elle allait aussi faire ce chemin-là.

©TSProductionsKarlColonnier

À quoi attribuez-vous ces résistances aux frontières ?

Je pense qu'il y a un chemin que l'humanité n'a pas encore fait pour faire tomber les frontières. On se rattache énormément à nos cultures ; il y a une volonté économique de les faire tomber mais pas encore de volonté politique de les faire tomber, parce que ce ne serait pas maîtrisé et que cela effraie l'ensemble des peuples. Alors on verra peut-être, dans une forme d'utopie, mais on n'y est pas du tout.

Ce qui est aberrant, c'est que la frontière est en France. L'Angleterre a dealé avec la France en disant : « écoutez, si les migrants sont là, c'est déjà trop tard donc on va faire la frontière chez vous avant qu'ils ne passent ». La France a accepté et reçoit une aide de la part des Anglais pour payer la police, les constructions... Et ils ont remis au pot pour durcir. Mais il y a une telle volonté de passer que, quels que soient les moyens déployés, ça s'ouvre d'une façon ou d'une autre... avec des accidents. Ce qui s'est développé cet été – qui l'était beaucoup moins quand j'ai tourné le film, ce sont les passages en bateau. Malgré le danger parce que la Manche, c'est une autoroute de bateaux énormes.

Vous avez expliqué que le personnage de Natacha était dans la vénalité au départ, ce qui tranche avec ce qu'on voit d'ordinaire dans ce registre de film. Mais la réalisation tranche également avec la grammaire cinématographique assignée au “film social” : les lumières en particulier, très chaleureuses, sont à l'opposé des ambiances habituellement choisies pour être en adéquation avec le sujet...

Oui, malgré tout, les décors et les costumes vont dans le sens de la culture d'un film réaliste. Mais je trouve que parfois dans les films, tout se répète en quelque sorte. Ici, le film va vers la lumière à la fin. Et j'ai vraiment besoin de trouver une petite passe dans cette direction. On raconte la réalité des choses et puis on peut aussi montrer comment une petite lumière peut exister et revenir, en quelque sorte, au spectateur comme une solution possible — très individuelle pour Natacha, mais qui construit quelque chose d'une possibilité, d'un avenir dans cette détresse. L'esthétique du film prépare à ça. Je ne voulais pas que tout soit filmé au mois de décembre, dans des tons gris du début à la fin etc. Je ne voulais pas que tout aille dans le même sens, tout simplement.

©TSProductionsKarlColonnier

 

Et puis c'est un thriller mais je ne voulais pas être dans le cliché du thriller. Alors, quand j'ai dit à mes producteurs qu'il fallait à la fin on soit dans une tension et qu'il fallait qu'il y ait une poursuite de voitures, c'était pas du tout leur genre ! (rires) Parce que les producteurs, TS productions, je les connais depuis plus de trente ans, ils viennent d'avoir l'Ours d'Or à Berlin... Je les ai rassurés en leur disant que ça ne serait pas Fast and Furious (rires) puisque ça allait être une poursuite lente ! Quand vous regardez les images, la poursuite n'est pas rapide du tout, ça n'avance pas vite mais on est dans la tension du personnage de Natacha. On n'a pas besoin d'aller à 200 à l'heure dans les rues de Calais pour pour ressentir la pression. C'est parce qu'on est dans son regard qu'on a l'impression qu'elle va à 200 km heure alors qu'on est à 40 maximum, elle ne dépasse pas les limites. Donc c'est un thriller un petit peu différent, de la tension et pas de l'action.

Avez-vous réellement tourné sur le territoire britannique ?

C'est une bonne question. On tourné en 2021, encore en plein Covid. C'est là que c'est chouette de faire des films : on se démerde comme on peut et on y arrive, en fait ! Là, on n'a eu aucune autorisation pour aller en Angleterre, à aucun moment. La seule autorisation de prendre un bateau, c'était pour aller en France. Donc, pour aller en Corse. Tout ce que vous voyez a été tourné entre Toulon, Nice et la Corse avec un bateau jaune avec écrit dessus en gros “Corsica” dessus, et puis après le bateau est devenu bleu par palette graphique...

On avait tout essayé, même de passer par Cherbourg, c'était vraiment claquemuré pour les civils – pas pour les camions de marchandise – et encore plus pour un tournage. Ça ne les intéressait tellement pas de s'occuper d'un tournage sur un bateau ! Mais on a cette fin de toute façon à tourner, vers ce soleil dont on parlait tout à l'heure, donc on a regroupé tout ce qui passe sur le bateau et on est descendu à Toulon. En embarquant la veille du tournage, le capitaine nous a prévenu d'un avis de tempête effroyable qui risquait de nous empêcher de tourner.

Mine de rien, les budgets de films influent aussi parfois sur la façon de filmer. Ici, il fallait qu'on se débrouille de tout et ça se ressent dans les images. Mais quand on a une caméra et des comédiens, on a tous les moyens nécessaires.

Comme c'est un film dit “en Annexe 3” à tout petit budget, on a pris la décision de partir quand même et on a tourné dans les cales quand le bateau était à l'arrêt à Toulon. Le bateau est parti et le matin, j'ai réveillé tout le monde à 6h on a tourné pas mal de choses encore à l'arrêt (en contre-plongée pour ne pas voir la mer qui ne bouge pas) ; on est partis j'ai eu encore une heure et demi et là... il y a eu une super tempête. Toute l'équipe était malade – il y avait juste Alice Isaaz, le chef-opérateur qui se tenait la caméra et moi qui ne l'étions pas. On a fait toutes les séquences où elle regarde la mer pendant la tempête et après l'équipage nous a fait rentrer.

Quand on est arrivé à Nice, le port a été fermé par la capitainerie et pendant 10h, on a fait des ronds – c'était pire que tout pour mon équipe (rires). En revanche, quand ils arrivent en “Angleterre“, j'ai trouvé une petite falaise qui ressemble, mais c'est en France. On a planté deux panneaux écrits en anglais mais tout se passe en France. On a privatisé une route... et sur un plan de drone pour une longue distance on a flippé l'image en retravaillant le numéro d'immatriculation de la voiture qui était à l'envers. C'est comme ça que m'est venu l'idée qu'elle se retrouve à contresens : ça exprimait bien le fait qu'elle était en Angleterre.

J'ai toujours une bonne ambiance sur mes tournages, mais le fait d'être “en Annexe 3“ fait que l'on va beaucoup vers de plus jeunes techniciens qui ont tout intérêt à s'engager sur le film. C'est un engagement financier, mais chacun est “upgradé” : tout le monde passe un grade au-dessus. Il y a une volonté incroyable. Et comme on était encore en période de Covid, il n'y avait pas de restaurant ouvert, donc on avait la cantine le midi et le soir aussi et ça a créé aussi une très belle ambiance sur le tournage, parce qu'on est vraiment ensemble tout le temps. Par ailleurs, pour raconter cette histoire, il ne fallait pas qu'il y ait beaucoup d'argent non plus. Le film devait être “pauvre“ d'une certaine façon pour garder en âpreté. Mine de rien, les budgets de films influent aussi parfois sur la façon de filmer. Ici, il fallait qu'on se débrouille de tout et ça se ressent dans les images. Mais quand on a une caméra et des comédiens, on a tous les moyens nécessaires.

Autre similitude avec vos personnages attendant le moment propice pour “passer le cap“, votre film a attendu deux ans avant de franchir la frontière de la sortie sur grand écran...

C'est long, hein. Le film est terminé depuis longtemps sauf que les salles ont fermé, se sont rouvertes et puis le distributeur Diaphana – qui est un très bon distributeur (rires) – voyait bien que les spectateurs ne revenaient pas a attendu un petit peu, à ma grande impatience. En même temps je le comprends : on essaie de donner le maximum au film pour qu'il existe. Et cette succession d'empêchements, c'est un peu comme des passages à franchir à chaque fois. J'espère que le passage du 12 avril sera franchi ; il y a un peu plus de monde dans les salles, mais ça reste compliqué.

J'ai vu le film en projection ; cette expérience de l'émotion commune, on ne l'a pas chez soi, même si on a un grand écran, même si on a un bon son... Il se passe quelque chose en salle d'extraordinaire ; je ne vois pas comment on pourrait s'en passer. Ce serait trop dommage de se priver de ce partage.

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