Jeanne du Barry de Maïwenn : parfum de soufre en ouverture de Cannes

Jeanne du Barry
De Maïwenn (Fr, 1h56) avec Maïwenn, Benjamin Lavernhe, Johnny Depp

Cannes 2023 / D’un classicisme à peine bousculé, Jeanne du Barry suit les grandeurs et misères d’une courtisane ayant réchauffé le crépuscule d’un monarque. Maïwenn s’offre Johnny Depp, Versailles et le rôle-titre dans cette superproduction à la française taillée sur mesure pour marcher — à tout le moins sur le tapis rouge de la Croisette, où elle fait l’ouverture.

Faut-il y voir matière à sarcasmes ou une banale coïncidence ? Quelques heures seulement après avoir accueilli le sommet Choose France — consistant à faire assaut de courtisaneries auprès de nababs étrangers afin qu’ils daignent investir dans notre République —, ce théâtre de pompe et d’intrigues qu’est le Château de Versailles se retrouve projeté 900km plus au sud sur une scène n’ayant rien à lui envier question surexposition médiatique, apparat ni hypocrisie : le tapis rouge du Palais des Festivals. On sait depuis des lustres que le film d’ouverture réclame du faste (on n’attire pas les flashes avec du vinaigre), vitrine glamour destinée à amorcer la sujétion des publics du monde entier à la magie de la Croisette durant dix jours ; il arrive même qu’un film exceptionnel y soit programmé, comme l’année dernière le savoureux Coupez ! de Michel Hazanavicius.

En optant pour la présence conjointe d’un Johnny Depp semi-tricard à Hollywood et de l’un des symboles touristiques (hors Tour Eiffel) les plus emblématiques de l’Hexagone pour sa séance inaugurale, Cannes cochait deux cases sûres pour s’assurer un coup de projecteur idéal… agrémenté d’un parfum de soufre en adéquation avec le sujet du film. Une mise en abyme parfaite puisque Jeanne du Barry est traversé par la question de la transgression, de l’outrage à la bienséance, au conformisme, du scandale. Du désir de s’élever également… comme de la cruauté de la chute.

XVIIIe siècle, au Royaume de France. Fille d’une domestique, Jeanne Vaubernier bénéficie de l’éducation réservée aux enfants de haut rang, grâce au soutien du gentilhomme pour qui travaille sa mère. Mais à la fin de l’adolescence, elle est forcée de quitter ce cocon, direction Paris où elle entame une “carrière” de modèle, puis de courtisane avec un certain succès. Régulière du Comte du Barry, elle attire l’œil du Duc de Richelieu : ce fin stratège imagine aussitôt la placer dans le lit du roi Louis XV afin d’exercer une emprise indirecte sur lui. Devenue sans peine favorite d’un monarque en fin de parcours, Jeanne du Barry chamboule la cour par ses manières décomplexées. Peu soucieuse de l’étiquette, elle s’attire également la haine des princesses du sang, alors que le règne du futur Louis XVI se prépare en coulisses…

Memento mori

Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre ce qui pouvait tant fasciner Maïwenn dans le parcours de la du Barry, ni pourquoi elle s’est sentie comme « connectée » à ce personnage (voir interview). Toutes deux partagent une irréductible indocilité et le désir de hisser au sommet — histoire de voir si l’on peut y mettre les pieds dans le plat. S’appropriant au point de phagocyter le personnage-titre, la comédienne  accentue ce trouble sentiment d’identification en étant des deux côtés de la caméra, des deux côtés de l’histoire ; l’Histoire, quant à elle, étant pliée aux licences d’usage. Face à cette manière d’(auto-) biographie divergée, grande est la tentation de voir son alter ego Johnny Depp interpréter lui aussi un translaté de ce qu’il est : un quasi-sexagénaire sans fard (certes maquillé à la mode de l’époque) à la beauté sur le déclin et au règne contesté par une nouvelle génération.

Cette idée d’une décrépitude larvée, insidieuse, mettant à mal les toutes-puissances figées dans leurs certitudes dorées, contamine le film dans son entièreté, à la manière d’une vanité. Maïwenn tempère en effet en permanence la magnificence du décor, des costumes, des titres par de petits accrocs rappelant l’éphémère des choses : ici, un ciel d’orage pour déchirer un ciel trop bleu ; là un dîner baignant dans une pénombre épaisse comme pour contrebalancer les extérieurs de la scène précédente, à la clarté édénique. Le personnage de Jeanne, femme du peuple venant titiller la noblesse engoncée dans ses privilèges, ne constitue-t-elle pas à sa manière un signe avant-coureur de cette Révolution qui va emporter ce vieux monde ignorant qu’il expire ? Las pour elle, la du Barry fera aussi les frais du mouvement.

Au-delà du duo de têtes d’affiches (il y a d’ailleurs deux affiches en contrechamp pour célébrer Maïwenn et Depp), il convient de souligner dans la galaxie des visages et des rôles, la très belle interprétation du toujours juste Benjamin Lavernhe en La Borde, le “sherpa“ de Jeanne dans ce monde de convenances et de règles étriquées. Pareil au précepteur de Pu Yi campé par Peter O’Toole dans Le Dernier Empereur ou à un Jiminy Cricket en haut de chausses et livrée, il va au-delà de la fonction et demeure jusqu’au bout le plus sincère avec la détonnante roturière.

★★★☆☆ Jeanne du Barry de & avec Maïwenn (Fr.-G.-B., 1h56) avec également Johnny Depp, Benjamin Lavernhe, Pierre Richard, Melvil Poupaud…

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