Kôji Fukada (Love Life) : « Je voulais que le spectateur puisse ressentir la distance »

Love Life / Parmi les jeunes maîtres du cinéma nippon, Kôji Fukada est en train de se tailler une place de plus en plus importante. Présenté à la dernière Mostra, "Love Life" est un film sur les liens invisible, l’incommunicabilité, la famille et la résilience. Conversation avec le cinéaste lors de son passage à Lyon.

Vos personnages sont des travailleurs sociaux qui s’intéressent au bien-être des autres mais semblent eux-même incapables de gérer leurs propres défaillances sentimentales. Est-ce parce qu’ils s’occupent des autres qu’ils sont à ce point aveugles à leurs propres affects ?

Kôji Fukada : Le fait d’exercer des métiers qui les amènent à être dans le soin ou dans la bienveillance et la préoccupation de l’autre, n'a pas vraiment le lien avec leur tempérament, leur difficultés, leur maladresse à communiquer. À mon sens, tous les êtres humains en sont à peu près là : on a une incapacité à se comprendre ou à communiquer véritablement. Et en général, c'est l'instabilité d’une relation qui permet de voir les choses sous un autre angle. C'est peut-être plutôt cela que j'avais envie de montrer, davantage que leur incapacité qui, de mon point de vue, est assez universelle.

Concernant le fait d’être dans le social ou du côté de ceux qui prennent soin des autres, cela fait dix ans qu’à titre personnel, je suis bénévole dans une association qui s’occupe des sans-abris comme Taeko dans le film. Je vis de l’intérieur la diversité des profils de ces gens qui prennent soins des autres. Certains sont assez instables dans leur vie personnelle (et pourtant, ils se consacrent aux autres), d’autres plus sereins et apaisés émotionnellement ; d’autres qui étaient dans la rue et sont passés du côté de ceux qui aident… Cette diversité de profils et de personnalités, je la vis en tout cas de l’intérieur.

L’enfant du film, Keita, est champion d’Othello. Avez-vous choisi ce jeu pour ses résonances symboliques : son nom shakespearien, le fait qu’il se joue avec des pièces ayant deux faces ?

(rires) Déjà, c’est un jeu extrêmement cinématographique visuellement parlant, avec ses deux faces. Et puis parce qu’un seul coup, on peut complètement renverser la partie. De ce point de vue-là, je trouvais que ça s'accordait bien avec ce sujet de film : il y avait une cohérence.

En réalité, c’est assez rare que les accessoires au cinéma soient vraiment choisis pour des raisons très métaphoriques ou conceptuelles. Là, il y avait des contingences liées à l'âge de l'enfant, qui faisaient qu’on devait choisir un jeu dans lequel un enfant de cet âge pouvait gagner des concours et des tournois à un niveau local au régional. Il fallait que ce soit un jeu assez simple. Ça ne pouvait pas être les échecs, par exemple ou le Shōgi qui est un jeu de dames japonaise parce que leur complexité faisait qu'il n’aurait pas pu y jouer.

Vous dites qu’un accessoire n’est pas forcément choisi pour des raison métaphoriques ou conceptuelles. Pourtant, il y a dans Love Life un CD utilisé non pour la musique qu’il continent, mais pour sa surface réfléchissante éloignant les oiseaux, dont la lumière va indiquer à Jiro que Taeko est avec son ex-compagnon. On a donc un objet en théorie sonore qui devient un élément purement visuel. C’est bien-là un concept dramaturgique…

(sourire) Si je suis devenu cinéaste parce que je suis au départ un très grand fan de cinéma : j’avais un amour des films incommensurable. J’ai toujours trouvé que la lumière avait vraiment un rôle très important, qu’on pouvait exprimer beaucoup de choses à travers les jeux de lumière. En l’occurrence dans ce film-ci, il y avait la question de l’espace ; comment essayer de placer les deux immeubles l’un en face de l’autre et donner une notion de la distance séparant les deux bâtiments. Cette question de la lumière est venue plutôt par la question de la situation que d’autre chose. J’ai toujours, depuis longtemps, eu envie de jouer moi aussi avec la lumière pour pouvoir rendre quelque chose. Ça fait partie de ce que j’ai pu accomplir dans ce film.

Vous gérez ici principalement deux huis clos dans deux appartements se faisant face. Avez-vous eu un mot à dire sur la manière dont les décors ont été agencés. Et comment avez-vous réglé la mise en scène de ces huis clos pour que nous, spectateurs, puissions nous approprier ces lieux ?

Au moment des repérages, je donne des indications assez précises pour que les équipes trouvent quelque chose qui corresponde à l’idée que j’ai. Pour ce film en particulier la configuration du lieu et la distance entre les deux était très importante parce qu'un des enjeux du film, c'était précisément la distance qui, soit s’allonge, soit se rétrécit entre les personnages. La question de la distance est aussi importante parce que dans la chanson Love Life, les premières paroles sont « peu importe à quel point on est éloigné, on peut toujours s’aimer ».

Je voulais que le spectateur puisse vraiment comprendre et ressentir la distance qui sépare ces deux appartement notamment pour retranscrire le temps nécessaire pour se déplacer d’un espace à un autre. Le fait de réfléchir cela en terme d’agencement dans l’espace, ça permet aussi quelque part de raconter la façon dont les relations entre les personnages se réduisent.

Si l’on prend par exemple le personnage de Park, l’ex-mari de Taeko, on le découvre dans un parc assez éloigné, ensuite il emménage dans un appartement qui est quasiment en face de la résidence, puis dans l’appartement de Taeko pour au final se retrouver avec elle dans une très grande proximité dans sa salle de bains. Les lieux racontent aussi la façon dont les personnages se rapprochent.

Keita est, d’une certaine manière, le personnage central du film : c’est par ce qu’il lui arrive que tout se déclenche. Comment dirige-t-on un enfant et comment lui explique-t-on le destin de son personnage ?

Il arrive parfois qu’on ne raconte pas aux enfant ce qui arrive à leur personnage. En l’occurrence, il était tout à fait au courant de ce qui arrivait au sien. Ce qui était important pour moi, c’est que l’enfant ne joue pas avec trop d’applications le scénario ; mais plutôt qu’il garde une certaine spontanéité et soit assez naturel.

Être acteur, c’est quand même un métier assez particulier puisque on est censé jouer tout en ayant appréhendé les tenants et les aboutissants : on connaît déjà la réplique de la personne qu'on a en face de soi à l’avance ; on connaît déjà la fin de l'histoire, la façon dont son personnage va évoluer jusqu'au bout de l’intrigue. Or dans la vie réelle, ce sont des situations qui n’arrivent jamais : on peut éventuellement anticiper ou supposer certaines choses, mais on n’est jamais certain de ce qui va se passer ensuite dans la vie. Certains acteurs (enfants ou adultes) on tendance à affirmer avec un peu trop de certitude le destin de leur personnage ou son intention ; j’essaie de ne pas choisir ce genre d’acteur parce que j’ai envie d’avoir plus de spontanéité : c’est aussi comme ça que j’ai choisi ce petit garçon.

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