Le Peuple au futur immédiat

Musique / Avec son quatrième album, Radio Blood Money, Le Peuple de l'herbe tente une audacieuse projection dans le futur pour mieux évoquer les questions qui taraudent notre présent, sans oublier de rester fidèles à leur passé. Christophe Chabert


Le Peuple de l'herbe a quelque chose à voir avec la deuxième moitié des années 90, ces années Jospin paradoxales où l'on tirait la gueule en se disant que les choses n'allaient pas si mal, et dont il faudra bien un de ces jours faire un bilan serein. Cette époque, qui vit le groupe apparaître sur la scène lyonnaise, puis nationale et finalement internationale, transparaît quand on réécoute ses premiers albums : joyeux, bordéliques, mais en même temps froids, désincarnés, les samples et les machines prenant tout l'espace, dans un concours d'inventivité aussi débridée qu'éphémère. Des disques prêts à enflammer les salles et à conquérir les foules, avec l'aide d'un logo provo (le chien à la feuille de cannabis) et d'un nom propre à fédérer pas mal de bonnes volontés - ce qui inspira, d'ailleurs, une chanson vacharde à cet illuminé de Jean-Luc Le Ténia... Au fur et à mesure où l'austérité joyeuse des 90's laissait la place à l'amnésie réac' des années 2000, Le Peuple de l'herbe a opéré une métamorphose lente, se laissant tenter par des collaborations au long cours avec des MC's, fondant sa musique au noir et lui faisant porter des charges politiques de plus en plus évidentes.Radio Sang PognonCube, troisième album, était en cela un exercice d'équilibre très réussi. À l'instar de ses confrères anglais d'Herbaliser (avec qui il ne partage pas que l'Herb(e) de leur nom), Le Peuple de l'herbe y dosait savamment ce qu'il avait su si bien faire par le passé (des collages musicaux virtuoses et dansants) et une approche plus organique lorgnant vers le funk, le ragga et le jazz. Cinématographique en diable, sa musique savait aussi se faire narrative, et préparait ainsi le grand plongeon que représente aujourd'hui Radio Blood Money. Écrit et enregistré dans son studio installé aux Subsistances, il est, de l'aveu de ses auteurs, un “concept-album“ né de leur découverte de DrBloodMoney, bouquin de science-fiction de Philip K. Dick qui pose avec pertinence les questions importantes du monde contemporain : paranoïa sécuritaire, danger du scientisme, nouvelle forme de lutte des classes. L'album ne se réfère, à part son titre, jamais directement à l'œuvre de K. Dick ; mais Le Peuple de l'herbe a cherché, lui aussi, à mettre en perspective le présent en en parlant au futur. Du coup, l'album est truffé de sentences qui sont autant d'appels à la vigilance, directs ou ironiques : «On ne peut juger un livre en regardant sa couverture», «Nous éduquons ceux qui ne connaissent pas le sens de l'histoire»... Sans oublier l'incroyable sample tiré de Los Angeles 2013, grand film du maître Carpenter, qui décrit le «pays de libertés» qu'est devenue l'Amérique comme une nation où l'on n'a plus le droit de rien. Au nom du principe de précaution, bien sûr... Tout cela renvoie évidemment à la situation politique actuelle - l'album a été enregistré pendant le grand barnum électoral, et la victoire finale de qui-vous-savez n'a pas mis les gens du Peuple à la fête... Mais, comme dans le meilleur de la Science-Fiction, il n'y a là aucune allusion frontale ou directe ; tout est dit en loucedé, s'introduisant dans les interstices du disque comme une sueur froide et inquiète avec quelques bouffées de fièvre salvatrices.Komisser PolitikIl n'est cependant pas obligatoire de prêter l'oreille à ces messages pourtant placés avec une certaine obstination sur toute la longueur du disque pour l'apprécier pleinement. Car même propulsé quelque part entre le futur et le présent, Le Peuple de l'herbe sait aussi se souvenir de son passé. De l'ouverture tous cuivres dehors jusqu'à cet impressionnant essai dub qu'est Riddim Collision, où l'ami Carpenter est cette fois-ci sollicité pour ses talents de musicien à la faveur d'un hommage discret aux voisins de Jarring Effects, l'album est d'une variété inédite pour le groupe. C'est aussi un authentique album studio, et c'est peut-être la grande différence avec les livraisons précédentes du Peuple de l'Herbe : la production, ambitieuse et ingénieuse, se plait à ne s'imposer aucune barrière, et certainement pas celle de sa reproduction sur scène (lire l'entretien en encadré). Car Le Peuple a aussi mûri sa démarche globale : ses studios sont devenus un lieu d'accueil pour tous les groupes épousant leur désir d'indépendance musicale ; et, conscients que l'on ne peut pas faire grand-chose contre la montée en puissance du téléchargement (celui, légal, qui réduit les albums en morceaux comme d'autres vendent à la découpe leurs immeubles, et celui, illégal, qui consiste aussi à faire entendre une autre musique que celle imposée par les media dominants), le groupe a voulu faire de Radio Blood Money un véritable objet destiné à ceux qui croient encore aux vertus du CD. Aidé par Raphaël Colson, activiste et théoricien inspiré au sein du collectif Kritikator, fraîchement nommé “komisser politik“ du Peuple de l'Herbe, ils y ont filé la métaphore jusqu'au bout du livret. C'est ce qui fait du disque, non pas son meilleur album (Cube reste indétrôné), mais en tout cas son plus passionnant.Le Peuple de l'herbe + High Tone + Guns of Brixton + Kanka Dub + The Roots Collectiveven 19 oct à 19h, au Summum, dans le cadre de Rocktambule, suivi d'un after à l'adaep avec Earthical CollectiveAlbum : “Radio Blood Money“ (Supadope/PIAS)


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Images, des traces et de l’oubli