«L'œuvre la plus emblématique»

théâtre / Le metteur en scène François Berreur monte “Juste la fin du monde” de Jean-Luc Lagarce, et prolonge une histoire entamée avec son triptyque “Le Rêve de la veille”. Ici, Louis retourne dans sa famille. Propos recueillis par SD


Quels sont la force et l'intérêt majeur de cette pièce ?François Berreur : Moi, je trouve que c'est une grande pièce - après, vous n'êtes pas forcément de mon avis. Une immense pièce parce qu'il y a non seulement différents niveaux de lectures, puis il y a le fond et la forme. Lagarce parle du monde dans lequel on vit, c'est-à-dire que c'est une pièce qui parle -je n'aime pas trop cette expression – de «petites gens». Et j'aime cette idée que l'on puisse parler de gens qui n'ont pas d'histoires d'une certaine manière. Car c'est l'histoire d'une famille qui n'a pas d'histoire, comme toutes les familles. On est avec des ouvriers, des gens simples, c'est rare au théâtre. La force de la pièce c'est qu'elle emmène l'histoire simple d'une famille au sein du monde, comme un homme parmi tous les hommes, c'est-à-dire d'avoir une portée universelle. D'une certaine manière, rien n'est différent du destin de cette famille de la famille de Monaco : les déchirements, la puissance des rapports frères, sœur, père, mère sont identiques. Puis, je trouve la structure de la pièce passionnante : quelqu'un vient annoncer à sa famille qu'il va mourir et finalement, il écoute les autres, il abandonne sa propre vie. Sans avoir résolu le problème. Puis, évidemment, la langue. Magnifique. Car, elle a l'air concrète, au sens où l'on a l'impression que l'on comprend tout ce que se disent les personnages, elle semble simple. Et pourtant, presque sans rien dire, des choses extrêmement profondes sont énoncées. C'est fascinant. La vraie dimension poétique, la force c'est que tout le monde comprend ce qui n'est pas écrit.Quel a été le déclencheur pour passer à la mise en scène de cette pièce ?En fait, j'ai eu la chance de lire ce texte au moment où Jean-Luc Lagarce l'écrivait en 90. Et j'étais un des rares face au monde à penser que c'était un texte majeur. Je l'ai toujours beaucoup aimé, et non pas parce que je connaissais Jean-Luc Lagarce. Il se trouve que je suis devenu metteur en scène beaucoup plus tard. Historiquement, c'est un texte qui reste pour moi très mystérieux. Je suis content d'avoir pu faire ce spectacle car d'une certaine manière, j'ai quand même pu l'appréhender. Je crois qu'on réduit trop ce texte à l'aspect biographique, à la maladie, à la mort de Lagarce. Au fond, je n'y crois pas tant que cela. En y repensant, quand j'ai lu le texte pour la première fois, cela m'a touché par rapport à ma propre vie : si j'avais pu écrire un texte, j'aurais écrit celui-là. Cela me raconte, sans tout comprendre. Ça, c'est à l'origine. Puis j'ai créé un triptyque, Le Rêve de la Veille composé de trois textes de Lagarce Music-hall, Le bain et Le voyage à la Haye, que j'ai créé au Festival d'Avignon en 2001 avec là aussi l'acteur Hervé Pierre. Le triptyque évoquait une traversée du spectacle et de l'intime. Je me souviens d'avoir pensé à cette époque que cela devrait être le même personnage qui devait revenir dans sa famille. Après cela a été un peu long pour monter la production. C'était comme le prolongement d'une histoire. En plus, je dirais que ce texte est l'œuvre la plus emblématique de son écriture car tout est dedans : cela parle d'un faux théâtre du quotidien, alors que l'on est aussi chez les grecs - je pense aux rapports complexes des frères, de la mère, du père et les non-dits. Lagarce, qui a étudié la philosophie avant le théâtre, a dans ses premières adaptations théâtrales travaillé sur le théâtre grec. Il connaissait très bien l'histoire du théâtre. Certes il écrit du théâtre à la fin du 20e siècle, il parle des deux dernières décennies, mais il le fait en ayant une connaissance profonde de l'histoire du théâtre. Et cette nourriture du théâtre est aussi importante que le Sida au fond.Sa langue offre l'illusion du naturel.Et c'est porteur de sens. Au fond, on croit que c'est une conversation, ils se disent bonjour, mais ce que l'on reçoit est plus profond. Louis vient annoncer qu'il va mourir. Et la première chose que sa famille lui dit, c'est que son neveu porte le même prénom que le sien, et que lui d'une certaine manière, il a déjà disparu, il est déjà remplacé, il est déjà mort. Ce naturel de langage possède une puissance poétique. Généralement, on a souvent cru que le théâtre de Lagarce c'était à cause de la maladie, de sa mort tragique à 38 ans. Et puis il y avait les thèmes abordés qui recoupaient des éléments de sa vie. Mais la grande force de son théâtre, c'est qu'il raconte nos vies à nous. Je le vois en parlant avec des spectateurs après les spectacles : certains s'attachent, suivent tel personnage plutôt qu'un autre, et pas forcément celui de Louis, cela peut-être celui d'Antoine. On a des entrées différentes dans la pièce. Puis on ressent les choses de manières différentes selon notre histoire personnelle. Contrairement à ce que l'on veut bien voir en surface, je crois que Lagarce n'est pas dans un rapport égocentrique. Et moi qui l'ai connu, je peux dire que ce n'est pas lui dans la pièce.Juste la fin du mondejusqu'au 12 oct, au Grand Théâtre de la MC2


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