Le chant du partisan

Rencontre / À peine redescendu de la montagne russe émotionnelle de son dernier film, il faut affronter une meute de journalistes nationaux et s'imposer presque physiquement pour poser quelques questions au grand Paul Verhoeven. Une mission pas tout à fait impossible, la preuve. propos recueillis par François Cau


Pourquoi ce film ne pouvait-il pas être réalisé aux Etats-Unis ?Paul Verhoeven : Comme vous le savez, la situation aux Etats-Unis ces dernières années n'a pas été très plaisante... Après le 11 septembre, les studios hollywoodiens allaient dans la direction du pur divertissement. Il était très délicat dans ce contexte de m'atteler à un projet plus personnel. D'autant qu'après L'homme sans ombre, un film de studio à part entière où j'ai vraiment eu l'impression de perdre mon âme, j'avais le sentiment d'être condamné à ne plus pouvoir faire que ce genre de film ; des Basic Instinct 2, des Starship Troopers 2, des Total Recall 2, ou alors des mélanges de tous ces films avec des éléments à la Matrix... C'était bien évidemment quelque chose que je souhaitais éviter, et ce retour à l'Europe était vraiment nécessaire pour retrouver mon âme. Je sais, ça sonne très chrétien, tout ça…Si Black Book semble a priori moins polémique que vos œuvres précédentes, on sent tout de même ce côté poil à gratter qui vous colle à la peau. Vous vous doutez, par exemple, qu'on ne peut plus employer l'expression “On ne négocie pas avec les terroristes” innocemment.En même temps, vous savez, le terme “terroriste“ remonte au 19e siècle. Il a été utilisé pour désigner les personnes qui ont essayé de tuer le tsar, les autorités russes de l'époque ont élaboré un parallèle théorique avec la période française de la Terreur et ont intronisé le terme. Mais ici en l'occurrence, l'usage du mot n'est pas purement gratuit, il était utilisé en permanence par les Allemands pour désigner les combattants de la Résistance Hollandaise, toutes les personnes impliquées dans des activités de sabotage ou de meurtre étaient désignées comme telles. Bien sûr, les Nazis employaient d'autres expressions, et c'est un choix conscient dans le film de n'avoir retenu que celle-là. C'est mon but en réalisant un film historique, déclencher un déclic avec la situation du monde contemporain. Un avertissement que ce mot pouvait être utilisé de plusieurs façons, avec une absence totale de réflexion, sans considérer qu'a posteriori, le mot terroriste a été utilisé de nombreuses fois pour désigner des combattants de la paix. Quant à la phrase à laquelle vous faites allusion, son emploi à ce moment précis du film n'est bien évidemment pas anodin – mais ce n'est pas une liberté artistique, elle a bien été proférée dans ce contexte. Je ne me serais jamais permis un tel écart par rapport à la réalité, ça aurait été abusif. Les correspondances historiques ont joué en ma faveur.Dans les bonus du DVD de Soldier of Orange, vous en venez à la terrible conclusion que les initiatives de la Résistance Hollandaise s'étaient finalement avérées inutiles, qu'elle n'avait fait que jouer le jeu de la Résistance Anglaise pour finalement aboutir à un massacre. Votre travail sur Black Book a-t-il nuancé ce jugement ?Je ne sais pas trop si j'ai changé d'avis à ce sujet. Dans le cas de Soldier of Orange, qui était l'adaptation de l'autobiographie du héros hollandais Erik Hazelhoff Roelfzema, vous constatez qu'en dehors du personnage de Rutger Hauer, le seul survivant est celui qui avait choisi de ne pas prendre parti, d'attendre la fin de la guerre. Tout ce qu'il aurait pu faire n'aurait abouti à rien. La situation en Hollande était infiniment délicate, je crois qu'en dehors du bombardement de Dresden, il n'y a pas eu d'impact réel sur les forces allemandes. En 1944, si vous entrepreniez de tirer sur un officier nazi en pleine rue d'une fenêtre, à la manière d'un sniper irakien, vous étiez pratiquement sûr qu'en représailles, une vingtaine d'otages hollandais seraient sortis de prison pour être exécutés. C'est ce cas de conscience qu'on a reproduit dans le film, un énorme problème éthique entre ce qui doit être fait et ce qui risque d'aggraver la situation. C'est un de ces aspects oubliés, qu'on avait omis dans Soldier of Orange pour coller à l'œuvre originale, mais qu'on a gardé sous le coude avec le scénariste Gerard Soeteman pour un futur film. Tout ça pour vous dire que je n'ai toujours pas d'avis définitif sur la question. À l'époque, dans les dernières années de la guerre, j'aurais dit “allons-y, tuons ces salauds“, mais je n'avais que sept ans…Est-ce que le fait d'avoir pu réaliser Black Book va faciliter la mise en œuvre de vos autres projets, sur le rival japonais du général McArthur ou l'adaptation d'Azazel ?J'ai abandonné le projet sur le militaire japonais. Azazel est toujours à l'ordre du jour, ça va faire trois ans que j'essaie de réunir le budget. J'espère que les bons échos critiques et publics de Black Book vont rendre les choses plus faciles. Pour revenir à Azazel, il s'agit d'un livre de Boris Akounine qui m'a été recommandé par ma fille, qui s'avère être spécialiste de la littérature russe. Je l'ai trouvé presque par hasard dans une librairie parisienne, et il m'a séduit immédiatement, je savais que je tenais là un film formidable. C'est rédigé dans une langue charmante mais très incisive, il y a des meurtres, des suicides, du terrorisme, des conspirations… Si vous voulez, c'est une sorte de Tintin pour adultes. Mais une histoire sur fond de chaos international, avec un détective russe en 1876 qui voyage entre Moscou, St-Petersbourg et Londres, croyez-le ou non, c'est très difficile à mettre en place…


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