Les invisibles

Reportage / Le 1er novembre, la camionnette du Samu social de la Croix-Rouge reprenait du service. À son bord, cinq bénévoles étaient venus apporter repas chauds et écoute aux sans abri de tous âges toujours (trop) présents d'années en années. Séverine Delrieu


Mercredi soir, jour de Toussaint, le vent glacial cingle les jambes et annonce les premiers jours de froid. Coïncidence troublante : c'est ce jour là que le Samu social retourne dans les rues. Cette année, la camionnette tournera du mardi au samedi soir jusqu'à la fin du mois de mars, période qui est censée sonner la fin des grands froids. À 18h15 dans le local du Samu social, rue Kléber, l'équipe bénévole s'affaire à préparer les repas chauds, boissons, embarque les duvets. Hervé Rouxelin, 53 ans responsable du Samu social, personnage charismatique, attachant et jovial, vous reçoit en annonçant la couleur :«ici c'est plein d'amour, on fait tout avec le sourire». Il "tourne" depuis quatre ans en soirée, après sa journée de vendeur dans une librairie du centre-ville. Instantanément, on sent qu'il connaît bien le terrain, et parle des sans domicile fixe avec affection. «N'oubliez pas le sucre pour notre Laurent (1) national», lance t-il dans un sourire. Très vite, il évoque Jean-Paul Bessou, SDF décédé l'hiver dernier au fond du presbytère de l'église St Bruno. «Sa disparition nous a beaucoup peiné : Jean-Paul était le roi de St Bruno, un ami». Tout en parlant, les cagettes se remplissent de denrées. Terrains connus et inconnusAntoine, jeune bénévole, proclamé "référent" pour cette tournée, guide l'équipe. À 19h, après l'appel du Samu au 115, pour prévenir du départ de la camionnette, l'engin s'engouffre dans la ville. Première étape : récupérer les invendus dans les boulangeries. Fermées ce soir pour cause de jour férié, le premier arrêt aura donc lieu sous le pont du cours Berriat. Un couple, la cinquantaine survit là. L'équipe le connaît. L'homme dort sous des couvertures. La femme assise à ses côtés répond aux questions d'Hervé, prévenant sans être envahissant : «avez-vous mangé ?», «besoin de quelques choses?», «de toute façon, on repassera demain». Cette dernière phrase donne la pleine mesure de la nécessite du Samu : au-dela des repas chauds apportés, des discussions qui s'enclenchent, l'équipe du Samu social maintient un lien régulier avec les personnes en situation d'extrêmes fragilités. Contact qui fait perdurer, pour certains, une attache quelques fois très mince avec la vie. C'est ce que l'on constate avec Francis (1) assoupi dans un hall de banque. Toute l'équipe le salue. Francis, lunettes fumées couvrant son visage, laisse entrevoir un vrai désespoir. Raconte ses dernières difficultés. Hervé l'enjoint à reprendre contact avec un centre d'hébergement. Lui remonte le moral. Francis évoque "ses bas", "l'impossibilité de parler", sa "fuite dans la lecture" et l'alcool, problème récurrent. Le 115 informe de la présence de personnes en attente du camion cours Jean-Jaurès. Arrivé sur les lieux, trois jeunes hommes cerclés de leurs chiens patientent à l'entrée d'un garage. «On les connaît pas. Beaucoup de jeunes sont de passage à Grenoble», explique Hervé. Les plats chauds se distribuent. On parle de l'âge des chiens, de leurs noms. «Celui-ci s'appelle Neurone», dit l'un des trois. On rit.Noyau dur et errancesVers la place Grenette, un groupe, tous âges confondus, attend. Pour la plupart, ce sont des têtes connues de l'équipe : il y a comme une sensation de retrouvailles entre ces précaires et l'équipe du Samu. Les surnoms fusent, les taquineries ; on évoque le match de ce soir, puis les histoires douloureuses. D'autres se tiennent plus en retrait : ils viennent d'arriver et repartiront peut-être demain. Quelques uns ont pu louer une chambre pour la nuit. Un autre voudrait faire du bénévolat au Samu social. Quelques uns travaillent, mais leurs revenus ne leurs permettent pas de se loger. Dans le noyau dur du centre-ville, des personnes sont dans cette situation depuis 10 ans. Ceux en errance, sont de fait plus difficile à connaître, à dénombrer. De nouveau le 115 prévient de la présence d'un SDF dans un hall d'immeuble ; l'homme a été signalé par un habitant de l'immeuble. Arrivée sur les lieux, l'homme dort. L'équipe décide de ne pas le réveiller. Dans un terrain vague, entre des maisons huppées de l'île Verte, la tente de Romain est plantée à proximité d'un feu. Sa copine dort à l'intérieur. On fume une cigarette en sa compagnie. Il est tard, il faut partir. Direction l'Hôtel de Police. Une femme, 38 ans, sans domicile pour la nuit, est emmenée par l'équipe à l'un des centres d'hébergement de la ville (CAM). Enfin, dernier passage à la gare. et ultime maraude pour Nicolas, Julia, Nathalie, Antoine et Hervé (les bénévoles). Un jeune homme avec son chien vient de débarquer. Depuis trois ans, il parcourt la France pour trouver un endroit où se poser, «trouver un travail, un logement». Mais sans logement, pas de travail. Son chien, affamé, dévore. Lui, mangera après. Antoine lui indique un centre d'acceuil pour SDF pour prendre le petit-déjeuner demain matin rue Vieux-Temple. Vers 23 heures, le camion est garé devant les locaux de la Croix-Rouge. Il est lavé par l'équipe, avant le débriefing. «Prise de contact positive avec le terrain. Beaucoup d'appels du 115», commence Antoine. Et l'on peut ajouter : attente tangible de l'arrivée du camion. Ce dernier offrant diverses formes de chaleurs aux invisibles.(1) : les prénoms des personnes SDF ont été changés.


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