L'érotisme selon Quignard

L'immense penseur-écrivain Pascal Quignard sera à la librairie le Square pour échanger autour de son nouvel ouvrage, le sublime “La nuit sexuelle“. Séverine Delrieu


«Nous sommes venus d'une scène où nous n'étions pas. L'homme est celui à qui une image manque», écrivait Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi (Gallimard, 1994). Dans ce chef-d'œuvre de la culture et de la psychologie, à la fois livre d'art et exploration de la sexualité de la Rome Antique, Quignard qui partait des peintures libidineuses de Parrhasios (un contemporain de Socrate), proposait une vision nouvelle du monde romain ; univers où le plaisir sexuel, l'érotisme était effrayé, fasciné. Il faut revenir au sens étymologique de ce mot pour bien en saisir la portée : en latin, le “fascius” signifie le sexe masculin érigé, source d'angoisse, de trouble et d'extase mêlée. Soit par dérivation la fascination, d'où provient aussi le mot “fascisme“. Quignard dépeignait un univers romain où l'érotisme s'avérait ambivalent, constitué de jouissance et de peurs. Cette petite entrée en matière permet de saisir l'écriture de Pascal Quignard. Non seulement l'auteur travaille à partir de retours aux origines, origines textuelles, origines du moi - les régions du moi refoulées -, mais il met aussi en collaboration les disciplines, les genres. La nuit sexuelle, son dernier opus, fait suite au Sexe et l'effroi. Là aussi, l'on découvre à la fois un riche, passionnant livre d'art, des peintures choisies dans tous les siècles et les multiples régions du monde, images qui reproduisent le coït, la sexualité, le désir, l'amour, l'érotisme. Images travaillées comme des instantanés du récit, des matériaux picturaux qui favorisent l'écrit. Cet ouvrage déflore «la nuit d'avant l'être, la nuit d'avant le Big-Bang». Il est une exploration de l'étreinte originelle dans une langue troublante. L'art et les mots s'y confrontent constamment à l'effroi et la mort. «À la nuit sexuelle correspond la nuit mortelle. Si la “nuit sexuelle“ se confond à l'imagination involontaire du coït originaire, la “nuit mortelle“ se constitue dans l'imagination involontaire de la cessation de la vie» écrit encore Quignard dans son dernier texte, qui, au fond, est une poésie, un long poème construit dans le mouvement de sa pensée.Écriture investigatriceDans son œuvre déjà magistrale et considérable - Pascal Quignard est né en 1948, et en 35 ans, il a publié plus d'une quarantaine de textes –, on note une permanence des thèmes fondamentaux, la sexualité, le sacré, la mort, le corps. Des notions qu'il revisite inlassablement. Mais, ce qui rend Quignard unique, à part - même dans le champ de la littérature contemporaine, c'est que les distinctions entre les différents genres tombent dans son œuvre. Et ce choix formel n'est jamais artificiel, plaqué : en effet les limites des genres ne peuvent circonscrire les questions qu'il déploie dans ses ouvrages. Le texte circule librement entre micro-fictions, et prolifération de petits récits avérés, ou non, des contes, mythes, légendes. Le texte quignardien digresse, fait perdre pied, affole le discours, se détache de toutes idées préconçues et ornières. Il est historien, anthropologue, psychanalyste, critique, convoque l'esthétique (l'art, l'image), la philosophie, la philologique, l'étymologie. Une érudition qui part du corps : ses pensées, ses fictions narratives, ses critiques se développent à partir de souvenirs, de réflexions, rêveries. L'écriture circule d'une discipline à l'autre, d'une forme d'écriture à l'autre sans s'arrêter, repoussant le divisionnisme. En cela, il reconstruit un “récit humain” saisi par bribes, fragments restituant une collaboration entre invention, culture, érudition, fiction.Le silence des motsLe lauréat du Goncourt 2002 avec le magnifique Les Ombres errantes, ne s'est pas immédiatement immergé, corps et âmes, dans l'écriture. L'homme pratiqua d'abord la musique. Il joua du violoncelle. Il écrivit d'ailleurs le scénario de Tous les matins du monde, film qui le révéla franchement au grand public. Avant encore, dans sa jeunesse, il suivit des études de philosophie. Puis s'en éloigne et se met à écrire. D'abord de nombreux essais, notamment consacrés à Philippe Jaccottet ou Michel Leiris. Il entre chez Gallimard. Il y sera d'abord lecteur, puis y publiera un premier roman, Le Lecteur, puis Carus qui reçoit le prix des critiques en 1980. Alors qu'enfant et adolescent, il connut de douloureuses phases d'autisme (périodes sur lesquelles il écrira plus tard que «ce silence, c'est sans doute ce qui m'a décidé à écrire, à faire cette transaction : être dans la langue en me taisant»), il publie énormément. Avec Le Salon du Wurtenberg, puis Les escaliers de Chambord, en 1989 publiés chez Gallimard, son nom commence à être connu du grand public. À cette même époque, il devient secrétaire général pour le développement chez cette même maison d'édition. Puis y renonce en 94. Abandonne la musique et la direction d'un festival d'opéra qu'il avait fondé. Il se consacre uniquement à l'écriture. Hospitalisé en 97 pour un arrêt cardiaque, cette expérience lui inspire le magnifique Vie Secrète, qui mêle fiction, journal intime, traité, fragment poésie, aphorisme… Il a trouvé sa forme littéraire, langue que l'on retrouve dans Terrasse à Rome (2000), Villa Amalia (2006) et Dernier royaume, œuvre qu'il voit en 20, peut-être 30 volumes, et qui recoupe tous ses thèmes.Pascal Quignard Rencontre mer 21 nov à 18h30, à la Librairie Le SquareLivre : “La Nuit Sexuelle“ (Flammarion)


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Ça sentait la moule jusque dans le cœur des frites