Sauvageon

Théâtre / Impossible de rester de marbre devant La comédie indigène, tant cet agrégat de textes, souvent signés d'auteurs prestigieux, exacerbe les postulats indignes qui ont marqué les processus de colonisation. Entretien avec le metteur en scène Lotfi Achour, à l'occasion de la reprise du spectacle à Seyssinet. Propos recueillis par François Cau


Pourquoi avoir choisi de démarrer le spectacle avec ces textes “ethnologiques“ en lien avec la sexualité des “indigènes“, pour susciter un malaise énorme dès le départ ou pour confronter dos-à-dos ces deux tabous que sont le sexe et le racisme ?Lotfi Achour : Ça place d'emblée la barre assez haute… Si on observe bien toute la construction de l'imaginaire colonial, finalement c'est une histoire qui s'est écrite sur le corps, les corps. Soit par la violence, soit par l'exotisme, soit par le fantasme d'une sensualité débordante, voire de sexualité animale, notamment via la jouissance des corps à disposition, des corps malléables. Il y a des gens que ça met tout de suite dans un état de décalage, ils voient le grotesque des textes, ce second degré qui fait dire que c'est tellement énorme qu'on ne peut qu'en rire, comme toute production de l'esprit humain qui dépasse l'entendement – quelqu'un m'a dit que ce spectacle lui évoquait le cirque. Et puis il y a des gens que cette cumulation du racisme et de la sexualité met mal à l'aise. Est-ce que ce n'est pas une manière implicite de formuler l'idée selon laquelle dès qu'on distingue l'humanité en races, ça nous rabaisse automatiquement à notre part d'animalité, dans le sens le plus péjoratif du terme ?Oui, ça montre comment les choses ont été posées dès le départ. C'est le laboratoire de ce qu'il s'est passé quelques décennies plus tard. En bestialisant l'autre, en n'y voyant qu'un animal ou un arriéré, tout est biaisé. Dès lors, tout ce qu'il pourrait produire de “bien“, de positif, de l'ordre de l'esprit, on s'en étonne toujours. Jusqu'à aujourd'hui, un intellectuel africain, c'est “formidable“, je ne vois pas pourquoi. Dans le meilleur des cas, on a de l'étonnement, dans le pire c'est la non reconnaissance de l'humanité, de la capacité à être simplement un être humain avec autant de corps et d'esprit que n'importe qui d'autre. Cette question du corps est cruciale, elle a faussé toute l'approche des uns et des autres, et c'est elle qui a permis de tout justifier. Le spectacle a suscité quelques réactions très violentes lors de ses représentations au Théâtre 145… Je pense pourtant que le spectacle peut tout à fait être reçu comme une pièce de théâtre, sans nécessairement un avant et un après. Cela dit je m'attache à mener des discussions après les représentations, pas pour me justifier, mais parce que je n'ai pas envie que les choses soient mal perçues. Après, la ficelle me semble un peu grosse : est-ce que regarder l'histoire revient à créer de la haine, à jeter de l'huile sur le feu, je ne le pense pas. Je n'ai pas de revendications, je ne dis pas qu'il faut demander pardon, se repentir, c'est un autre débat. Mon propos est de montrer comment un pays qui est parti au nom de ses valeurs issues de la révolution les abandonne dès qu'il traverse la mer. Le complexe vis-à-vis de la colonisation est impossible à résoudre, du fait de ce paradoxe entre ces valeurs universelles, la primauté des droits de l'homme et ce qu'il s'est effectivement passé. Cette contradiction est très peu évoquée, désormais on met systématiquement en avant ces raisons universelles “supérieures“, c'est du pur révisionnisme. En fait, je ne comprends pas très bien ce qu'on me reproche : je n'ai pas écrit un seul mot, j'ai pris des passages entiers, souvent sans les monter pour qu'on suive la pensée. Je n'ai pas écrit l'histoire de France, je la regarde en face. C'est peut-être dû au fait qu'on perçoit la création comme une pièce “en réaction à“. La première mouture faisait écho au débat sur les “effets positifs“ de la colonisation, et là on trouve au milieu des autres textes un discours récent prononcé à Dakar par un certain président français, qui a déclaré aussi en avoir assez de la repentance……Qui n'a pas eu lieu, d'ailleurs. Ce qui m'intéresse, c'est de déconstruire tous les processus de représentations. Montrer que tous les peuples conquérants, tous les empires ont procédé de la même façon : stigmatiser la “barbarie“ pour légitimer son action, rassurer sur son propre degré de civilisation. Il y a toujours une finalité derrière ces propos – si on disait que les femmes noires accouchaient sans douleur, c'était pour qu'elles retournent le plus vite possible au travail.Avez-vous opéré des changements dans la scénographie ?Mon but était de réfléchir sur le discours politique, comment le théâtraliser. Cet aspect est plus marqué dans la nouvelle version, la parole se répartit désormais entre trois acteurs, ça amène une complexité, le fait qu'un discours puisse être la production de n'importe lequel d'entre nous. Il y a une cage en verre, je suis parti du modèle de l'exposition coloniale de Vincennes, ces enclos où l'on présentait les gens en spectacle, un genre de zoo humain. J'ai aussi développé l'intériorisation par le colonisé de l'image qu'on projette sur lui, j'ai rajouté des chansons aussi, qui semblent anodines mais qui sont des énormes vecteurs d'idéologie.Vous n'avez pas eu la tentation du dénuement pour contrebalancer le poids des textes ?C'est exactement ce que je ne voulais pas faire. Je suis tombé un peu dedans au Théâtre 145, en même temps, j'ai cette fascination pour la parole politique. Un acteur, à une tribune, qui fait un discours politique, ça peut être chose extraordinaire, pas nécessairement pauvre formellement. La comédie indigènemer 5 déc à 20h30, à la Salle Jean-Jacques Rousseau


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Dans les pas d’Eugénie