Plus vite que son ombre

critique / Avec Sombrero, Philippe Decouflé rend hommage au cinéma qu'il a aimé, le temps d'un spectacle euphorisant et d'autant plus virtuose qu'il sait camoufler sa virtuosité. Christophe Chabert


Dans le ballet d'ombres et de lumières du nouveau spectacle signé Philippe Decouflé, un moment est particulièrement beau et troublant. Un des danseurs exécute une chorégraphie avec son ombre projetée au sol. C'est beau, poétique, simple et saisissant. Au bout d'un moment, l'ombre se divise en deux, et on se rend compte lentement que cette deuxième ombre est autonome par rapport aux mouvements du danseurs. Le temps de comprendre ce qui s'est passé, on est déjà parti vers autre chose, dans une autre sarabande d'images et d'inventions, de fantaisie pure et de sérieux enchanteur. C'est le prodige de Sombrero : sa virtuosité technique et sa façon sophistiquée de créer un univers ne sont jamais ostentatoires, mais restent sans arrêt au service d'un imaginaire débridé et réjouissant.Le Bal de sirènesSombrero commence par l'entrée, du fond de la salle, de ses deux drôles de narrateurs, accompagnés par des mariachis d'opérette : on reconnaît vite Christophe Salengro, acteur-danseur fétiche de Decouflé et par ailleurs Président du Groland, mais aussi Aurélia Petit, actrice pétillante qui a aussi fait un tour dans la Présipauté où elle présentait le téléshopping. Leur texte, nonsensique et bourré de calembours, introduit l'argument du spectacle : une évocation des images cinématographiques qui ont marqué Decouflé, renvoyées à la réalité première de leur projection, à savoir des ombres et de la lumière. Pendant Sombrero, les ombres en question sont parfois humaines (des danseurs entièrement habillés en noir qui "doublent" leur alter-ego), parfois numériques (une utilisation presque invisible de la vidéo), parfois organiques (un drap-écran et un danseur derrière), mais toutes renvoient à des fantômes qui hantent nos souvenirs enfantins de spectateurs : le vampire Dracula, le nageur Johnny Weissmuller transformé en Tarzan, le cavalier-justicier Zorro, les westerns spaghettis... Brassant avec une joie contagieuse mots, images et sensations, Decouflé s'autorise toutes les bravades, passant sans transition et souvent au sein d'une même séquence de la déconnade amusée et assumée (il faut voir Salengro et Petit manier les maracas pour comprendre la complicité décomplexée que le chorégraphe sait installer sur un plateau) à des instants de sidération pure, en apesanteur au-dessus du sens et des sens. Le point culminant du spectacle reste un ébouriffant moment de natation sportive qui vire au bal des sirènes, face auquel, bouche ouverte et souffle coupé, on retrouve son âme de grand gamin. Ce que Philippe Decouflé, plus libre et gonflé que jamais, est resté, sans nul doute aucun.Sombrerodu mer 12 au dim 16 déc, au Grand Théâtre de la MC2


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Franz et François