Transmettre les vécus

Critique / Le chorégraphe mi flamand-mi marocain, Sidi Larbi Cherkaoui crée Myth, une œuvre transcendante et très loin des modes. Soit le récit partagé du vécu des origines, dans le secret de la mort. Séverine Delrieu


Bibliothèque hors du temps. Salle d'attente d'un cabinet de psychiatrie. Purgatoire. Salle de bal. En bas, dans cet espace secret, boîte de Pandore magique, des hommes et des femmes attendent devant une immense porte. En haut, des musiciens, l'ensemble Micrologus (spécialisé dans la musique ancienne italienne et espagnole) et la chanteuse de Patrizia Bovi délivrent leurs puissantes musiques. Les comédiens seront bientôt rejoints par des ombres rampantes, doubles de ces personnages typés, parties animales de l'humain, horde primitive ; des créatures telles les projections des désirs, pulsions, fantasmes des “vivants”. Des danseurs contorsionnistes, acrobates à la souplesse presque surnaturelle, qui seraient plus vivants que ces vivants revenus à la vie. La rencontre de ces deux tribus produit des dialogues théâtraux et dansés époustouflants que Cherkaoui renouvelle, tant ce chorégraphe est riche d'inventivité. En quatre chapitres, la quête des origines de chacun, des mythes personnels, des traumas se creusent dans un quotidien ritualisé. On bascule dans Myth, dans un monde où la raison universelle ne peut suffire à motiver l'animal en nous, celle de viser notre vécu et notre existence singulière. Qu'est-ce que la mort, entend-on poindre de toute part, mais surtout, du coup, qu'est-ce que la vie ?Nature et cultureBien au-delà de la question d'une vie après la mort promise par les religions, c'est le sens de notre vie promise à la mort que Cherkaoui interroge à travers la passion des corps, la vie intellectuelle, le chant, et la poésie. Les personnages, excellents comédiens-danseurs projettent un imaginaire collectif. Un imaginaire qui donne vie à un spectacle flamboyant, dense, intense mêlant leurs drames, leurs langues. Un spectacle, telle la vie, dans lequel ils s'enferment aussi – et nous avec. Cherkaoui leur aurait-il donné leurs dernières danses, le dernier lieu pour se dire ? À travers deux heures de show aux moult détails, certes “polyphonie des corps et de chants polyphoniques”, on vibre des polyphonies de sentiments oscillants. Les saynètes peuvent être très joyeuses et drôles, sketchs, numéros de claquettes, puis basculer dans un théâtre de pure beauté, où s'expriment les douleurs de l'amour, le suicide, la sexualité, l'identité, l'incompréhension, la distance entre les êtres. Les danses des ombres, devenues personnages autonomes, expriment les états affectifs, les contenus psychiques. Ils sont figures mystiques, porteurs d'une histoire passée_. Leur mouvement rond, répétitif, se décline en une spirale, et grandit vers les arts martiaux. Les personnages eux, renouent avec leur part animale, s'expriment, se réalisent à travers leurs mythes "vrais" ou non mais qui font sens et se partagent. Mais jusqu'où pourra aller leur libération ?


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La Bête de guerre