L'instinct précaire ?

Avec l'installation Exposure, le groupe Laboratoire poursuit sa démarche d'exploration de l'espace urbain, sous l'angle d'une précarité détournée de ses représentations contemporaines. Propos recueillis par François Cau


Petit Bulletin : Pouvez-vous nous retracer la genèse de ce projet ?
Philippe Mouillon : Il y a environ deux ans, on s'est connecté avec le philosophe Bruno Latour. Il a cette réflexion très paradoxale d'avancer qu'on est dans une société dite d'informations et de communications, mais que nous n'avons pas les outils de représentations du monde dans lequel nous vivons – quand je parle de représentations, c'est à la fois scientifique, politique et artistique. On a choisi ce postulat comme point de départ, en menant ce travail en Europe, en Pologne, Allemagne, Italie, Angleterre, à questionner notamment un élément que j'avais ajouté au pot commun, l'idée de travailler sur la précarité. Parce que quand on interroge les Français, plus d'un sur deux cite la précarité comme son inquiétude principale et je trouvais cela intrigant. J'ai bien conscience de la réalité sociale d'aujourd'hui, mais en même temps on vit dans une société de confort comme jamais on n'en a connu dans l'histoire humaine, on est dans une espèce d'erreur de perspective assez frappante. Mais avec une pauvreté toujours prégnante...
Ce n'est pas tant une exposition sur la précarité que sur notre précarité aux uns et aux autres. Le philosophe Yves Citton a une remarque très étrange, il dit que l'art du vingtième siècle est un art de la désécurisation esthétique, qui est apparu à un moment où l'Occident vivait dans une situation de sécurité matérielle inégalée. Effectivement, beaucoup de civilisations ont refusé l'art moderne parce qu'elles vivaient dans des situations d'insécurités matérielle et sociale terrifiantes, elles n'avaient pas besoin de se désécuriser mentalement, au contraire, elles se raccrochaient à un discours sécuritaire. Exposure démarre par une citation, un crâne, qui évoquait en art classique la fragilité existentielle due à notre mortalité – le précaire commence déjà à s'ancrer dans cette angoisse qui a été déclinée tout au long de l'histoire de l'art. L'exposition va chercher des représentations anciennes, réactive les projets dans du contemporain et essaie d'utiliser tous les outils de représentations disponibles (cinéma, photo, écriture, philosophie), mais aussi de trouver des représentations inédites. Exposure est un travail d'interrogation de l'époque et invite à en montrer les limites, montrer à quel point nous croyons comprendre le monde alors que nous ne disposons que d'une petite fenêtre de représentation du réel.Cette peur de la précarité est grandement entretenue par les médias, mais sans le fondement existentiel que vous évoquiez…
Tout à fait. Zygmunt Bauman a écrit un bouquin génial intitulé Le coût humain de la mondialisation, qui date d'il y a dix ans mais qu'on croirait rédigé il y a à peine dix minutes. Il y a cette phrase qui dit en substance que la manipulation de la peur a toujours été l'essence du pouvoir, avoir le pouvoir c'est faire peur aux autres, les manipuler, les insécuriser. Nous sommes témoins actuellement de manipulations de masse sous couvert d'une société décontractée. C'est ça qui est génial dans notre époque, c'est que tout ça ne se fait pas avec des flics ou des chiens policiers qui aboient, mais avec un côté cool, avec une musique d'ambiance en fond, et avec en réalité des manipulations de masse aussi importantes que dans toute société. On fait tenir les gens en leur foutant la trouille, la peur du licenciement, de ne pas avoir de boulot.C'est une peur qui repose tout de même sur des éléments tangibles du “coût humain de la mondialisation”…
C'est pour ça qu'on propose presque une “éthique de l'indiscipline”, pour inciter à ne pas se laisser cannibaliser sans bouger. On peut dire qu'Exposure est une mise en dramatique de l'espace urbain, comme au théâtre, on va passer devant en se disant c'est quoi ce truc, c'est étrange, c'est déstabilisant. Et grâce à cette dramaturgie, on pose les problèmes de l'espace public comme n'étant plus aujourd'hui un espace de débat, d'initiatives. Les initiatives de monsieur tout le monde sont radicalement interdites, les panneaux de libre expression ont été supprimés depuis bien longtemps. Encore une fois, sous une apparence très décontractée, on est dans des sociétés qui tolèrent très peu les prises de parole. Ce serait une dramaturgie qui tendrait vers une forme de dédramatisation ?
Bruno Latour dit qu'il faut arriver à refroidir les choses pour pouvoir les traiter. Ce que disent également les scientifiques, il faut prendre une distance qui va permettre d'analyser les choses rationnellement pour tenter de les modifier. On est dans le jeu en permanence, un jeu de refroidissement pour inverser une perspective – par exemple, ce n'est pas parce qu'une chose tombe sous le sens qu'elle est vraie. Il est nécessaire de la critiquer, de la réinterpréter autrement. Et le but de tout ce travail est d'arriver à ce qu'un enfant de douze ans qui arrive avec un instituteur parvienne à comprendre. Il y a de multiples couches, qui sont classiques dans tout projet artistique, afin d'être compris par un très jeune ou par quelqu'un qui ne parle pas français, qu'on ne soit pas seulement compris par 22 intellectuels grenoblois.Exposure
du 19 sept au 7 oct, sur le parvis du Musée de Grenoblewww.local-contemporain.net


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«Je ne voulais pas d’une Blanche-Neige niaise»