Éloges de la lenteur

Danse / Deux très grands rendez-vous chorégraphiques cette semaine : Turba de Maguy Marin et Kinkan Shonen de la Cie Sankai Juku. Deux pièces qui, chacune dans son style, dilatent le temps et remontent aux origines du monde... Jean-Emmanuel Denave


Depuis plusieurs années, Maguy Marin ralentit et intensifie le geste chorégraphique : elle a fait marcher de manière répétitive ses interprètes au milieu de grands miroirs dans Umwelt, les a assis devant des pupitres dans Ah ! Ah !, et les compose en différents tableaux quasi picturaux dans Turba. Cette pièce, créée en 2008, est pourtant un hymne au désordre, au chaos fertile en nouvelles formes de vie... Il s'agit en l'occurrence d'une adaptation du De Natura Rerum de Lucrèce, poème philosophique épicurien, où tout n'est que mouvement et transformation ! Mais si la turbulence ne se traduit pas ou plus à travers la mise en mouvement des corps, elle se concrétise d'une autre et géniale façon en faisant circuler les intensités de leurs présences sur scène, les images qu'ils cristallisent un instant, en éclatant aussi le texte de Lucrèce dit par les danseurs en différentes langues. Ce théâtre-danse du fragment et de l'éclat est très proche du théâtre composite et polyphonique de François Tanguy. Pièce chorale, Turba fait danser les émotions, les mots, les masques, les "cadrages", les chants, les costumes, les tableaux (avec des références évidentes à Velasquez par exemple)...

Trip et poudre blanche

Si Maguy Marin s'inspire de l'antiquité latine pour mieux (é)mouvoir nos consciences, Ushio Amagatsu plonge, lui, littéralement parmi les origines aquatiques et antédiluviennes du monde vivant ! Kinkan Shonen («Graine de Cumquat», créée en 1978 et remontée en 2005) est une pièce emblématique du mouvement japonais butô, né dans les années 1960 d'une réflexion sur le désastre de la Seconde Guerre mondiale et d'un refus de la notion de modernité. Danse lente et hypnotique, le butô fouille les archaïsmes enfouis dans les corps, casse les règles morales par ses saillies violentes ou érotiques, imite les métamorphoses physiologiques présentes dans la nature... À travers sept tableaux, tous plus fascinants les uns que les autres, Amagatsu nous entraîne dans une sorte de "trip" cérémonial, avec une demi douzaine de danseurs aux crânes rasés et couverts de poudre blanche. Un rituel baignant dans la pénombre et aux significations inconnues qui charrie avec lui des déplacements infiniment lents et sous tension, des grimaces expressionnistes et des soubresauts électriques, des musiques étonnamment hétéroclites (de l'électronique répétitive au jazz et aux marches folkloriques), des danses incantatoires ou encore un duo fameux avec un paon vivant... Une expérience rare et forte.

Kinkan Shonen
Vendredi 5 février, à la Rampe.

TURBA
Du mardi 9 au jeudi 11 février, à la MC2.


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Imaz'Elia