«Complètement différent»

Créativité débordante, impact émotionnel puissant… Les bandes dessinées de Morgan Navarro apportent une fraîcheur bienvenue à l'univers parfois trop sclérosé du 9e art francophone. À l'occasion de sa très cool exposition à l'atelier-galerie Going Blind, portrait d'un auteur en perpétuel renouvellement. Damien Grimbert


Entre culture populaire et création défricheuse, Morgan Navarro a décidé de ne pas choisir. Fidèle aux esthétiques pop qui ont marqué son enfance («Pif Gadget, Thorgal, Moebius, les dessins animés comme Lamu, Cobra, Mask, Cosmocats… et le skate surtout, de 10 à 18 ans, une grosse partie de ma vie était tournée autour de ça»), il n'en ressent pas moins le besoin d'innover à chaque nouveau projet, pour ne jamais se laisser enfermer dans un canevas trop étriqué : «J'ai la bougeotte en fait, j'aime bien passer d'un truc à un autre, m'amuser avec d'autres formes, d'autres décors, d'autres ambiances, d'autres univers…». Une prise de risque venue naturellement pour cet auteur précoce («j'ai fait ma première bande dessinée au CM1, un truc de 20 pages avec un vrai scénario, un peu style ‘'Club des 5''»), qui se prend en pleine gueule la découverte des grands noms de la contre-culture comics US. (Robert Crumb, Charles Burns, Gilbert Shelton…) à l'âge de 17 ans. Après des études d'architecture, et une expérience de deux ans au sein d'une start-up, Morgan commence à publier ses premiers travaux dans des revues indépendantes comme Ferraille, Le Dernier Neurone, et Le Martien. Le malaise des dauphins
En 2002, il signe Flipper Le Flippé chez Les Requins Marteaux, l'histoire d'un ado cétacé mal dans sa peau, dont le romantisme et la naïveté cohabitent mal avec la crudité brutale de son environnement. Un personnage à mi-chemin entre autobiographie et fiction, qui tape dans l'œil de l'acclamé Joann Sfar, au point de pousser ce dernier à demander une déclinaison jeunesse du personnage à Navarro. Qui s'exécute avec enthousiasme dans Flip (Bréal, 2004), puis Skateboard et Vahinés (Gallimard, 2005), s'ouvrant ainsi à une reconnaissance publique plus large. Après un ultime retour en 2006 chez les Requins Marteaux (Flipper Le Flippé 2 : One in a million), il enchaîne ensuite sur le très réussi Cow-boy Moustache (Gallimard, 2007) une «sorte d'opérette légère et délirante» avec «des filles, des cow-boys, et du soleil» qui marque son premier changement de registre radical. Viendra enfin l'halluciné Malcom Foot (Les Requins Marteaux, 2007), récit psychédélique assez époustouflant, pourtant enfanté dans la douleur : «J'ai commencé Malcom Foot sur mon blog, à raison d'une page par jour. Au bout d'une soixantaine de pages, Les Requins m'ont commandé un livre de 150 pages, et j'ai dû faire un énorme effort d'adaptation, puisque le récit était initialement prévu pour durer plus de 1000 pages». Un cap important à plus d'un titre, puisqu'il permet également à Morgan de préciser la caractérisation graphique de ses personnages. «J'en avais marre de dessiner des personnages animaliers, et j'étais fasciné par les gens qui ont un style tellement tranchant que tu les identifies instantanément. Avec Malcom Foot, j'avais vraiment envie que mon dessin ne ressemble pas à celui de quelqu'un d'autre». Une expérience qu'il renouvellera par le biais du blog The Lonely Freaks (www. thelonelyfreaks.blogspot.com), en collaboration avec Singeon (Nicolas Gallet) et d'autres auteurs : «Lonely Freaks, c'est une galerie de monstres, à l'origine un par jour, avec à chaque fois un jeu dans le dessin, et un jeu de mot dans le nom. L'idée première, c'était de faire un truc qui ne nous prenne pas trop de temps, basé sur le simple plaisir visuel, avec à chaque fois une surenchère au niveau des dessins, du design des personnages... J'ai pris beaucoup de goût à créer ces créatures un peu fantasques».Devenir aveugle
Désormais plus en confiance, Morgan Navarro va ainsi progressivement développer une nouvelles facette de son univers graphique : dessins, peintures… «Ces derniers temps, j'y prends autant de plaisir qu'à faire de la BD. Mais il m'a fallu accumuler beaucoup d'expérience pour faire enfin des dessins dont je sois vraiment satisfait. Il n'y a que depuis peu de temps que je suis capable de les montrer». Dernière occasion en date, son exposition à l'atelier-galerie Going Blind, qui lui permet d'explorer trois styles de dessins différents : «Il y en a un, c'est un dessin chaotique, en noir et blanc, une espèce d'exercice d'improvisation périlleux où je remplis l'espace avec tout ce qui me passe par la tête, souvent des scènes assez absurdes. Le deuxième est plus proche de mes BDs dans Lapin (La revue de l'Association, NDLR), avec un dessin plus léché, plus contrôlé, avec de la perspective, des jeux d'ombres et de lumières… Quant au troisième, c'est beaucoup plus conceptuel, avec une idée très forte, mais dessinée très vite, et une esthétique très trippante, surréaliste, bizarre, et drôle à la fois».Morgan Navarro is Going Blind
jusqu'au 26 juin à l'atelier-galerie Going Blind


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