Nos petites bulles - Octobre 2010

Chaque mois, la sélection BD du Petit Bulletin. Octobre 2010 : où il est question de la dure vie d'étudiant, d'écrivains secoués, de petites frappes pas bien douées, de chamanisme en péril, de preuves par la mastication et du bain de jouvence d'un célèbre groom. Voici les BD qui ont retenu notre attention le mois dernier. Benjamin Mialot


Bienvenue – Tome 1 (Gallimard) :
Scénario :
Marguerite Abouet / Dessin : Singeon
Le quotidien d'une étudiante des Beaux-arts à Paris entre baby-sitting, célibat et problèmes de voisinage. A priori, rien de folichon. Si ce n'est que la principale intéressée s'appelle Bienvenue, ce qui n'est déjà pas banal, et qu'elle est née de l'imagination de Marguerite Abouet. Si ce nom ne vous dit rien, précipitez-vous sur les six volumes d'Aya de Youpogon, tendre et drolatique portrait d'une jeune ivoirienne bien décidée à ne pas se soumettre au déterminisme social à l'œuvre dans son pays. Bienvenue se montre aussi dépaysant dans sa description des paliers de la capitale française qu'Aya l'était dans celles des quartiers populaires d'Abidjan (le dessin de Singeon, à mi-chemin de la ligne claire et de la gravure, n'y est pas pour rien). Ils ne sont pas nombreux, les auteurs capables de traiter de la jeunesse et de la féminité avec autant de subtilité et d'à-propos. Quant à Joann Sfar, y a pas à dire, il nous est plus sympathique en directeur de collection (en l'occurrence Bayou chez Gallimard) qu'en auteur.

Les Plumes – Tome 1 (Dargaud) :
Scénario :
Anne Baraou / Dessin : François Ayrolles
De la pure matière à sitcom, voilà ce qu'est cette bande-dessinée. Mais attention, pas une sitcom étouffée sous les rires enregistrés, mais une production d'une sobriété proportionnelle à l'acuité de son regard, genre : version américaine de The Office. C'est dire l'hilarité et la gêne que déclenche le premier tome des Plumes, virtuose mise en abyme du métier d'écrivain par deux transfuges de l'Association. D'un côté Anne Baraou, tellement à l'aise sur le sujet qu'on se demande à plusieurs reprises si on n'a pas affaire à un règlement de comptes, de l'autre François Ayrolles, carte maîtresse de cette auscultation du quotidien d'un quatuor d'écrivains névrosés et très attachés au troquet qui leur sert de quartier général. Un dessinateur précieux, car capable de s'épanouir à partir d'un pool de personnages et de lieux par nature limité, capable d'insuffler assez de rythme et de mordant à une scène aussi peu réjouissante qu'une bataille d'épithètes (!) pour en faire le sommet d'un album.

Fais péter les basses, Bruno! (Futuropolis)
Scénario et dessin :
Baru
La comparaison est toute trouvée, ne serait-ce parce qu'elle vient de l'auteur lui-même. Elle n'en est pas moins d'une grande justesse. Si Fais péter les basses, Bruno ! était un film, il serait réalisé par George Lautner (va falloir se presser) avec la complicité de Michel Audiard (oups, trop tard). Mettant aux prises de jeunes braqueurs aux dents aussi longues que leurs bras sont cassés et des routards du métier, Baru signe en effet à 63 piges un polar délicieusement rocambolesque. Tout y est : le garage faisant office de planque, l'attaque de fourgon, les engueulades fleuries, les plans bien ficelés qui dégénèrent en un quart de seconde, les situations abracadabrantes (mémorable irruption de deux reubeus armés dans un banquet d'anciens combattants de la guerre d'Algérie) et la petite couche de vernis social (l'immigration, sujet fétiche de Baru, est abordée en filigrane à travers le parcours mouvementé d'un petit prodige du football). En somme un excellent divertissement, au sens noble du terme.

Kraa – Tome 1 (Casterman)
Scénario et dessin :
Benoît Sokal
Benoît Sokal est l'un des bâtisseurs d'univers les plus passionnants du Plat pays, il suffit pour s'en convaincre de s'embarquer dans L'Amerzone et Syberia, les deux titres qui ont fait de lui une valeur sûre du jeu vidéo d'aventure. Mais il est aussi, on a parfois tendance à l'oublier, le père d'un personnage phare de la bande-dessinée dite franco-belge (Canardo) et d'une manière générale un remarquable conteur et dessinateur. Le premier tome de Kraa est là pour nous rappeler à l'ordre. Y est narrée, dans un coin de nature hostile rappelant l'Alaska, la lutte commune d'un aigle belliqueux et d'un jeune amérindien au grand cœur contre l'inexorable essor du capitalisme et du progrès. Soit une histoire d'une noirceur et d'un pessimisme écologique relativement inhabituels pour Sokal qui, pour l'occasion, s'arme de son trait le plus méticuleux et de couleurs terreuses et cendrées d'une beauté s à se choper un syndrome de Stendhal. Magnifique objet donc, dans lequel on se plongera au son d'un disque de folk des grands espaces à la Great Lake Swimmers.
Tony Chu, détective cannibale – Tome 1 (Delcourt)
Scénario :
John Layman / Dessin : Rob Guillory
Tony Chu, inspecteur de police de son état, a un don particulier : il est cibopathe. Kézako ? Cela signifie qu'il est «capable de retracer psychiquement l'origine, l'histoire et même les émotions de tout ce qu'il mange», y compris lorsque ses dents pénètrent la chair d'une victime de meurtre. Voilà pour le postulat de cette production Image primée aux Eisner Awards, l'équivalent nord-américain de nos récompenses angoumoisines (grosso-modo), et qui n'est pas sans rappeler The Exterminators par la capacité de ses auteurs à ménager l'humour le plus délirant et la violence la plus cracra. Une question se posera toutefois inévitablement au lecteur au terme de ce premier tome : la suite tient-elle la distance ? Réponse : oui, foi d'accroc à la VO, pour peu qu'on ne soit pas allergique aux dialogues relevés, aux personnages zarbis et au dessin cartoony et sur-expressif de Rob Guillory. Lequel s'exporterait d'ailleurs très bien au Pays du soleil levant.

Le relaunch du mois
Spirou et Fantasio – Tome 51 (Dupuis)
Scénario :
Fabien Velhmann / Dessin : Yoann
D'abord, une comparaison, histoire de bien mesurer l'ampleur du défi relevé par Yoann et Fabien Velhmann : au sortir du run de Morvan et Buchet (dont on adore pourtant le boulot sur Sillage), Spirou et Fantasio était dans le même état que les États-Unis au départ de Bush Junior. Sauf qu'à la différence du souriant Barack Obama, Yoann et Velhmann ont déjà eu l'occasion de faire leurs preuves. Ceci grâce aux Géants pétrifiés, dépoussiérage aussi osé que réussi de la mythologie du groom et premier opus de la collection spéciale Une aventure de Spirou et Fantasio. Moins audacieux, reprise en mains oblige, ce cinquante-et-unième épisode revient aux fondamentaux à coups de situations iconiques (Zorglub fait des siennes, le village de Champignac en fait les frais) et d'inventions biologiques farfelues (les Zorkons en tête). L'ensemble, old-school et fun, se lit comme un bon vieux Tom & Janry (on pense pas mal à La Vallée des bannis) et promet énormément pour la suite. Croisons les doigts pour qu'elle ne sombre pas dans le jeunisme forcené des dernières itérations en date.

Et aussi...
Gurren Lagann – Tome 1 (Glénat) : adaptation par Kotaro Mori de l'anime du même nom et exemple même du shonen qui avoine sévère et qu'on ne lâche plus une fois la lecture entamée. Personnages hauts en couleur, humour débridé, ce récit où l'humanité vit recluse sous la surface d'une Terre dominée par des hommes-bêtes a tout pour plaire.
Last Days of Americain Crime – Tome 1 (Paquet) : Sexy, brutal et bien vu (à l'aube de la mise en route d'une invention censée éradiquer toute pensée criminelle, le dénommé Graham entreprend de commettre le dernier casse de l'Histoire), un polar de haut vol signé Rick Remender et Greg Tocchini.
Le Troisième Testament : Julius – Tome 1 (Glénat) : «antésuite » de la célèbre saga ésotérique de Xavier Dorison et Alex Alice (auquel succède aux crayons, non sans succès, Robin Recht), Julius s'annonce aussi grandiose et prenant, une fois débarrassé de ses airs de péplum normalisé.
Guerre et Match (Dargaud) : parallèle casse-gueule mais saisissant (car autobiographique et croqué avec souplesse) entre un match de basket à enjeux et la guerre de Yougoslavie, par un auteur croate à suivre de près.
Entre les ombres (Glénat) : one-shot post-apocalyptique contemplatif et d'une belle élégance graphique, où s'étale le quotidien et les souvenirs d'un unique survivant sur lequel ne plane aucune menace. Par Arnaud Boutle.
Le Trop grand vide d'Alphonse Tabouret (Ankama) : dessiné dans un style enfantin et néanmoins animé, un conte surréaliste qui confirme tout le bien que l'on pensait de Jérôme d'Aviau à la lecture de son blog (et de l'incursion d'Ankama dans le monde de l'édition BD).


<< article précédent
Hey Joe