La revanche des incultes

Le critique d'art Jean-Luc Chalumeau est le prestigieux invité des Amis du musée, l'association hébergée au musée de Grenoble. Il évoque pour nous le sujet de sa prochaine conférence : « Les leaders du marché de l'art contemporain sont-ils des imposteurs ? » Propos recueillis par Laetitia Giry


Petit Bulletin : Pour commencer par le début : qu'est-ce que le marché de l'art contemporain ?
Jean-Luc Chalumeau : Il y a plusieurs définitions. Pour simplifier, on va dire qu'est art contemporain ce qui est désigné comme tel par ceux qui ont le pouvoir de nommer. Alors, qui a le pouvoir de nommer ? Ce fut longtemps les marchands, les critiques, les collectionneurs et surtout les artistes. Aujourd'hui, il semble bien que ce soient les gens qui disposent d'énormément d'argent. A quel moment la valeur pécuniaire transforme-t-elle la valeur esthétique ?
Le but de cette conférence est justement de montrer, par quelques exemples, comment on peut catapulter sur le marché mondial un artiste médiocre, faire de lui une star et donner une valeur gigantesque à des œuvres qui ensuite replongeront dans l'oubli [il évoque ici le cas de la carrière artistique de Julian Schnabel avant qu'il ne se consacre au cinéma - NdlR]. J'aime à démonter ces stratégies de marché. Pour certains, l'art est devenu une marchandise comme une autre…
Oui, c'est bien triste. Walter Benjamin, célèbre philosophe dans les années 1930, disait que tout art a pour but d'atteindre une certaine transcendance, un au-delà de l'humanité. Il parlait de l'aura, et pour lui, l'aura était reliée à des fonctions religieuses, ou tout au moins sacrées. Si tôt que l'art a perdu ses fonctions liées au sacré, il est tombé dans l'univers des objets ordinaires. Ce qui fait qu'il y en a plusieurs sortes qui coexistent aujourd'hui. Mais il y a bien une forme d'art au-delà de ses fonctions traditionnelles – celles de donner à l'homme une certaine idée de ce qui existe et qui cependant ne peut pas se dire. Cette vision traditionnelle à laquelle on était habitués est effectivement mise à mal par ce marché, qui est l'actualité. Dans cet univers, comment est entendu le critique ?
Le rôle maintenant des commentateurs, des critiques, est marginal. Ce qui est important, ce sont ceux qui peuvent attribuer de la valeur aux choses. C'est ce pouvoir absolument réjouissant qu'a acquis notre François Pinault national : comme il a pu acheter très cher des œuvres absolument incontestables de l'histoire de l'art [il fait référence ici à de vrais chefs-d'œuvre, dont l'acquisition joue le rôle de caution, NdlR], il peut se permettre de dire « moi, je prétends que Jeff Koons est un grand artiste, et je paye très cher ses œuvres. »La possession prend donc le pas sur le savoir, la connaissance, la culture…
La possession oui, ça permet de décorer ses espaces. La crise a-t-elle changé la donne ?
Non ! En ce moment-même, tous les ans – et je pèse mes mots – il y a cent milliardaires en dollars de plus en Chine. Ils ont une trentaine d'années, ils sont richissimes et totalement incultes. Qu'est-ce qui leur fait plaisir ? Valoriser des artistes chinois qui, la plupart du temps, font un petit mélange assez malin entre d'une part le pop art, et d'autre part les images de la propagande maoïste à l'époque de la Révolution culturelle qu'ils n'ont pas connue. Il est fascinant de voir comment la valeur de l'art est déterminée par des gens que cela amuse. C'est un jeu. On appelait ça au XIXe siècle les « nouveaux riches », ceux qui avaient succédé à l'aristocratie, et qui voulaient de l'art eux aussi. C'est la même chose. Avec un art facile d'accès – et c'est le moins que l'on puisse dire – qui permet à ceux qui n'ont pas de culture de se venger, en quelque sorte, de montrer leur supériorité aux gens de culture. Le mépris que témoignent les milliardaires chinois pour la culture, on le retrouve aux États-Unis. Avec cette manière de valoriser des œuvres qui sont des non-œuvres ou des anti-œuvres, de l'art qui est un art de provocation ou alors un art de dérision. Cela tient aussi à une vengeance historique de l'inculture contre la culture. C'est comme ça, il faut le savoir. D'ailleurs, même dans les microsociétés parisiennes, quand un pauvre critique d'art se trouve nez à nez avec des gens plutôt fortunés mais pas très informés, leur arrogance, leur goût de se moquer de ce minable, de ce rien du tout qu'est le critique d'art ou l'artiste, est assez frappant. C'est un réflexe courant.Se lancer dans le milieu aujourd'hui ressemble à une action kamikaze…
Il faut jouer le jeu. Et, quand on a compris les mécanismes, une fois que l'on s'est imposé, faire ce que l'on croit devoir faire. Un exemple : Jean-Michel Alberola, artiste français confirmé, m'a dit il y a un quart de siècle : « je veux devenir le Jacques Mesrine de l'art ». Jacques Mesrine, un gangster tellement dangereux qu'Interpol avait ordre de tirer sur lui sans sommation si on le coinçait – et c'est ce qui est arrivé, il a été percé de balles avant même d'avoir pu sortir sa kalachnikov. Je me suis demandé si c'était une plaisanterie de la part d'Alberola. Mais non, pendant des années il a multiplié les facéties, les provocations, dans la mesure où c'était ce qu'attendaient les responsables des institutions : que l'on se moque d'eux. Quand il a été suffisamment pris au sérieux, il a été invité à faire une exposition personnelle au musée d'Art moderne de Paris ; là c'était le moment, il a pu sortir une série de tableaux extrêmement intelligents, fort bien peints, avec du goût, du talent. Il ne pouvait le faire, en tant qu'artiste contemporain, que parce qu'il avait été baptisé artiste contemporain par les institutions. C'est donc le conseil que je donne souvent aux jeunes artistes : comprenez le fonctionnement, et ensuite faites ce que vous avez à faire.Les leaders du marché de l'art contemporain sont-ils des imposteurs ?
Mercredi 20 avril à 19h30, à l'Auditorium du musée de Grenoble
Dernière publication : Comprendre l'art contemporain, aux éditions du Chêne


<< article précédent
Devil