La belle verte


En ce Nu couché au miroir, somptueux tableau de Kirchner datant de 1909-1910, se concentrent les forces brutes du mouvement Die Brücke en même temps que celles amenées à lui échapper. Il est la parfaite fusion entre la conscience du classicisme et son rejet au profit de l'exploration des territoires en friches de l'épure brutale de la déconstruction. Expressionnisme patent, cubisme discret, fauvisme flamboyant ; il vient donner un visage  à l'avènement du signe et de sa spontanéité, en plongeant la perfection du réalisme dans les abîmes ouvertes par la modernité. Le peintre ose car il le doit. Sa toile heurte le regard : elle a  pour elle la confiance dans la violence de l'association des couleurs primaires, le cynisme du plan qui se moque des profondeurs en faisant glisser le motif de l'image - prêt à chuter hors du cadre. Le corps est embrassé dans son entier, il est reflété, peint à l'envers et à l'endroit, courbé et élastique, lascif et nonchalant. Il est lieu de création, support d'une pose somme toute assez classique, mais surtout il est vert - couleur réservée à la représentation de la mort, de la putréfaction. Le jeune modèle se prélasse en fumant une pipe vraisemblablement pleine de substances peu licites…Depuis sa couche, elle incarne la désinvolture d'une époque de mutations artistiques et historiques, narguant l'œil de sa plante des pieds d'un rose poupin passablement érotique. Ainsi Die Brücke fait fi des convenances et s'empare de l'Homme pour mieux célébrer l'art et la vie, ainsi le pont atteint ce que l'on reconnaît comme étant l'autre rive.
LG

Nu couché au miroir, Ernst Ludwig Kirchner


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