Chairs carnassières


En 2001, en pleine crise de la vache folle, Philippe Cognée insiste tellement qu'il parvient à pousser les portes d'un abattoir. En 2003, l'impressionnante série Carcasses voit le jour : 36 tableaux, 36 plans issus d'un film réalisé dans l'antre de la mort (qui, soit dit en passant, appartiennent désormais au Musée de Grenoble). Disposés en frise, ces derniers embrassent le spectateur dans un tourbillon de chairs violentées, l'accablent jusqu'au vertige. Avec cette œuvre plus encore qu'avec d'autres, le peintre s'inscrit dans l'histoire de l'art, comme Rembrandt et Soutine, il se penche sur la bête morte, élève son égoïste sacrifice au rang d'événement à glacer sur la toile. « C'est magnifique et terrible en même temps de voir un bœuf coupé en deux. Cette architecture, la forme du bœuf écarté est à la fois effrayante et fascinante. » Sa fascination, il la mue en une formule obsessionnelle de plans qui se suivent et se ressemblent plus ou moins. Tuée, éviscérée, la bête pend sous nos yeux, baigne dans un rouge sanguinolent, au milieu d'arrachements de peinture noire, verte ou grise, qui soulignent le mouvement mécanique régissant la mise à mort quotidienne et systématique de cinq à dix mille bêtes. Triste et cruel effet de la production de masse, triste rappel des périodes les plus infâmes de l'histoire de l'Europe contemporaine : la représentation de ce système d'extermination trouve une place centrale dans l'œuvre-même de Cognée. Située entre le froid des villes et la chaleur perdue de la chair. Entre l'horreur et la beauté. À la charnière de la mort, de l'être et du néant.

LG


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Peau de peinture