Un truc dans le genre

Pourquoi si peu de textes de femmes sont mis en scène au théâtre ? Existe-t-il une spécifié de l'écriture féminine ? Quel est le rapport des femmes avec une langue si masculine ? Des questions (et bien d'autres encore) qui seront abordées au cours d'une « journée autour de l'écriture théâtrale des femmes ». Des paroles d'artistes (notamment les metteuses en scène Pascale Henry et Marie Potonet, à l'origine du projet) se mêleront à celles d'universitaires. Comme Yannick Chevalier, enseignant-chercheur à l'université Lyon 2, qui s'intéresse aux liens entre langue et genre. On l'a rencontré. Propos recueillis par Aurélien Martinez


Vous enseignez à l'Université Lyon 2 au sein du master européen Égales (Études de genre et actions liées à l'égalité dans la société)...
Yannick Chevalier : Je suis enseignant en grammaire française. Et le genre est d'abord une notion grammaticale, un mode de classement du vocabulaire. En français, on a des noms qui sont repris par "il" ou par "elle", alors que dans d'autres langues, ce classement n'existe pas [comme en finnois ou en hongrois– ndlr], ou alors il y a plus de deux catégories de classement. Dans la tradition grammaticale latine, les étiquettes de ces catégories sont le masculin et le féminin. Mais ces étiquettes ne sont pas du tout pertinentes pour des mots qui ne désignent pas des êtres sexués. On parle par exemple du genre masculin pour couteau et du genre féminin pour fourchette... Mais pourquoi une fourchette serait-elle quelque chose de plus féminin qu'un couteau ?

S'ajoute à ça, en français, une règle qui stipule que le masculin l'emporte sur le féminin pour les accords...
Cette règle est finalement très récente dans l'histoire de la langue, puisqu'elle ne date que du XVIIe siècle. Auparavant, en français, l'accord se faisait assez régulièrement avec le sujet le plus proche. On écrivait ainsi "le couteau et la fourchette sont posées sur la table". Cette règle était celle qui prévalait en latin. C'est au XVIIe siècle que des grammairiens décident d'imposer la règle du masculin qui l'emporte sur le féminin. C'était une manière supplémentaire de rappeler le pouvoir des hommes sur les femmes.

Compte tenu de toutes ces données, l'écriture des femmes est-elle influencée ?
Il est évident que cela joue. Le masculin permet d'exprimer le général, l'entier de l'humain, alors que l'emploi du féminin ne permet d'exprimer qu'une sous-catégorie : les femmes. On le voit clairement lorsque l'on a des phrases du type "George Sand est le plus grand romancier du XIXe siècle", ou "George Sand est la plus grande romancière du XIXe siècle" : selon que l'on dise romancier ou romancière, la communauté étalon n'est pas identique. Dans le premier cas, on construit la catégorie des personnes, hommes et femmes, qui écrivent des romans. Alors que dans le second cas, on ne parle que des femmes. Ainsi, les écrivain.e.s qui veulent que leur œuvre évoque une situation commune à toute l'espèce humaine vont avoir tendance à employer le masculin, parce que l'emploi du féminin ne pourra rendre compte que de l'expérience des femmes. Nathalie Sarraute l'expliquait très bien dans ses interviews : elle était assez réticente à accorder au féminin. Dans son écriture pour le théâtre, elle utilisait des personnages masculins, désignés par H1, H2... Si elle avait mis en scène des femmes, on aurait pu croire qu'il n'était question dans ses pièces que de problèmes de femmes.

Car l'Homme, en français, c'est les hommes et les femmes...
Un homme francophone ne sait parler qu'au masculin. Alors que les locutrices francophones savent parler d'elles aussi bien au féminin qu'au masculin. Ça se voit par exemple dans les copies d'étudiantes qui, quand elles font une démonstration, n'accordent pas forcément au féminin. Parce que quand elles réfléchissent, ce n'est pas en tant qu'êtres sexués, mais en tant qu'êtres humains faisant usage de leur intelligence.

L'événement pour lequel vous venez à Grenoble se pose la question de l'existence ou non d'une écriture féminine. Un vaste débat qui n'est pas nouveau...
C'est une question qui a connu une véritable actualité dans les années 1970, au moment de la seconde vague féministe. À cette époque, on a deux auteures assez emblématiques qui défendent des positions radicalement différentes sur la question de l'écriture féminine. D'un côté Hélène Cixous, qui promeut l'idée d'une écriture faite par les femmes, pour les femmes, et à la manière des femmes. De l'autre côté, Monique Wittig, qui réfute cette approche : « l'écriture féminine, c'est comme les arts ménagers et la cuisine », écrit-elle plaisamment. Personnellement, je partage la thèse de Wittig : je ne vois pas dans mes recherches de spécificité sexuée ou genrée de l'écriture, qu'elle soit faite par un homme ou une femme.

L'habitude de la liberté, samedi 8 juin, toute la journée à partir de 10h30, au Centre dramatique national des Alpes (à l'intérieur de la MC2).


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