«Réaliser une belle peinture»

DJ/producteur et créateur du label de référence Man Recordings, le Berlinois Daniel Haaksman est avant tout un passionné de longue date des musiques urbaines dansantes venues de l'hémisphère sud. Interview à l'occasion de son passage à Grenoble dans le cadre de la soirée "Man Recordings Label Night" d'Eddy Rumas.


Vous êtes l'un des premiers à avoir popularisé la baile funk des favelas de Rio en Europe, et à la distribuer internationalement par le biais de votre label Man Recordings. Comment est-ce que tout cela a commencé ?

Daniel Haaksman : Je suis DJ depuis une vingtaine d'années maintenant. En 2003, j'étais vraiment déprimé par la musique qui venait d'Europe : je n'étais pas un fan de house et d'électro-clash, le hip-hop et la drum'n'bass étaient mourants... Je ne trouvais rien qui me plaisait chez les disquaires spécialisés. Mais un de mes amis faisait ses études au Brésil ; à son retour, il m'a ramené des CDs de baile funk, et j'ai été complètement subjugué par cette musique. Elle dégageait une fraîcheur, une puissance et une énergie folle, était truffée de samples de tubes en tout genre sans se soucier le moins du monde des droits d'auteur. Et c'était de la musique que personne n'avait encore écoutée en Europe ! Du coup, j'ai commencé à en jouer dans mes DJ-sets : la réaction du public a été plus qu'enthousiaste. Je suis ensuite parti à Rio en janvier 2004, j'ai acheté plein de CDs dans les marchés de rue, et j'ai sorti une compilation qui s'appelait Rio Baile Funk : Favela Booty Beats sur mon label de l'époque Essay Records, qui a rapidement connu un succès international. À la même époque, le DJ américain Diplo était aussi à Rio pour découvrir cette scène. Nos travaux respectifs ont créé un véritable engouement pour cette musique. Pour autant, en dehors de ma compilation et des mixtapes de Diplo, cette dernière restait complètement inaccessible en dehors de Rio, ce qui m'a incité à retourner sur place plus régulièrement, et à lancer mon label Man Recordings pour créer une plateforme pour ce type de musique.

Comment le label s'est-il développé ensuite ?

Après quelques sorties de pure baile funk comme le MC Edu K, j'ai lancé plusieurs séries de EP, dont la série Funk Mondial qui réunissait des producteurs étrangers avec des MCs et chanteurs de Rio. Car la production locale des morceaux de baile funk n'était pas d'une qualité sonore suffisante pour qu'ils puissent être diffusés dans les clubs de Berlin. Et au-delà de trois ou quatre morceaux, leur complexité rythmique épuisait vite les danseurs qui n'y étaient pas habitués. La série et les compilations Funk Mondial ont ainsi permis de créer un pont entre cette musique des favelas et les producteurs et clubs européens. En parallèle, comme certains auditeurs s'intéressaient aussi aux morceaux originaux, j'ai démarré une autre série, Baile Funk masters, consacrée aux meilleurs producteurs brésiliens du genre comme Sandrinho ou Sany Pitbull. Par la suite, j'ai commencé à m'intéresser à d'autres styles hors du Brésil qui partageaient des similarités socio-culturelles et musicales avec cette scène. Que ça soit en Angola, en Afrique du Sud, au Mozambique, au Cap-Vert, au Ghana, en Côte d'Ivoire, ou plus récemment en Égypte… Dans d'innombrables pays situés au sud de l'Équateur, il existe des styles musicaux régionaux vraiment excitants produits de façon électronique auxquels on a désormais accès par le biais de Youtube et d'Internet en général. Si l'industrie musicale passe par une mauvaise phase où il est difficile de gagner de l'argent en vendant des disques, concernant la musique elle-même, nous vivons vraiment dans une période incroyable où cette dernière circule librement à travers le monde sans passer par le filtre des maisons de disque et autres. La contrepartie, c'est qu'il devient de plus en plus dur de découvrir où réside la bonne musique.  C'est là que le rôle des DJs et des petits labels comme Man Recordings prend tout son sens.

Qu'est-ce qui pour vous définit un bon DJ ?

Pour moi, un bon DJ doit avant tout être capable de "lire" son public, de comprendre ce qui peut le motiver musicalement. Il doit aussi avoir un certain sens de la dramaturgie, ne pas épuiser son audience en jouant pendant 1h30 de la musique ultra-intensive sans le moindre temps mort. Il faut trouver un juste milieu entre déclencher la curiosité de son public avec des sons différents, et le rasséréner avec de la musique qui lui est familière et qu'il apprécie. Enfin, à titre personnel, je pense qu'un bon DJ doit être capable de jongler avec différents genres de musique, et ne pas se contenter de jouer un style unique toute la nuit. Bien sûr, c'est un point de vue qui n'est pas forcément partagé par les DJs plus orientés house ou techno, mais je n'ai pas vraiment la même culture que ces derniers, j'ai toujours été attiré par l'éclectisme et la variété des tempos. À mon sens, tous les styles musicaux sont reliés d'une façon ou d'une autre, et un bon DJ est celui qui va réussir à mettre en lumière le fil conducteur entre ces derniers. Dans mon cas, je peux par exemple commencer avec du tarraxo, terminer par du kuduro ou du funana, et dans l'intervalle jouer de la Baltimore club, du kwaito, du 3ball, quelques morceaux de house, un peu de trap, du dancehall… Tous ces styles viennent de la même culture des sound-systems, du hip-hop et de la house. On pourrait dire que chacun de ces styles est une couleur, et que réaliser une belle peinture à l'aide de ces couleurs est ce qui me plaît dans le deejaying.

Man Recordings Label Night avec Daniel Haaksman, King Doudou, Milangeles, Narco Polo et Velasquez, vendredi 30 mai de 23h à 6h, au Drak-Art.


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