Le goût des autres

En trente ans de carrière, l'artiste Jean Rault n'a cessé de semer derrière lui admiration et parfois polémiques du fait d'un travail jugé obscène. Adepte du portrait sans concession, le photographe fait de ses rencontres des séries où la vérité devient le matériau premier de l'œuvre. Un photographe du vrai actuellement exposé au Vog. Charline Corubolo


« Depuis l'adolescence, j'ai eu le sentiment que ma vie serait consacrée à l'art. J'ai donc juste mis en pratique une conviction profonde. » C'est ainsi qu'après des études de droit et de philosophie, Jean Rault (né en 1949) s'oriente vers un cursus de peinture aux Beaux Arts. Au sortir de sa formation, le jeune peintre part à Madrid pour une résidence d'artiste dans la Casa Velázquez, école française à l'étranger à l'image de la Villa Médicis romaine. S'en suit une demi-douzaine d'expositions picturales, jusqu'à ce que Jean Rault dévoile quelques clichés à des écrivains, alors conquis par son travail de photographe. Un intérêt qui pousse l'artiste à faire de sa pratique photographique l'essence de son œuvre. Et pour enrichir sa création, il se rend aux États-Unis, pays pour lequel il éprouve une curiosité sans fin.

« Un perpétuel état de curiosité »

Lorsqu'il arrive aux États-Unis, « Paris a cessé d'être la capitale artistique mondiale, tandis que la culture américaine avait cette propension à devenir internationale. » Conscient qu'un « nouvel ordre artistique » est en train de s'établir, il effectue une vingtaine de voyages sur ces terres mythiques qui lui permettent d'explorer une vie nouvelle, éloignée des guerres qui détruisent alors l'Europe. C'est d'ailleurs entre 1988 et 1989, dans le cadre de la bourse Léonard de Vinci délivrée par le Ministère des affaires étrangères, que l'artiste effectue l'un de ses séjours.

Cette capacité à s'ouvrir au monde, naviguant entre l'Orient et l'Occident, offre à Jean Rault des séries de portraits qui deviennent témoins d'un moment, qui manifestent d'une génération sans pour autant devenir porte-parole d'une fracture sociale. Gourmand insatiable, l'artiste se nourrit de ses voyages, dont les derniers passés au Japon, pour alimenter son œuvre et trouve aussi matière féconde dans la littérature, la musique ou encore le cinéma. Ne pouvant s'empêcher d'emprunter les mots des autres, il choisit le musicien Éric Sati qui disait « Si quelqu'un trouvait quelque chose de vraiment neuf, je recommencerais tout », pour analyser « qu'être artiste, c'est être dans un perpétuel état de curiosité, de désir, de désir infini ». C'est là toute la quintessence du travail de Jean Rault : un intérêt constant pour ce qui se passe ailleurs, pour ce que sont les gens autour de lui avec un appétit pour l'intelligence des autres.

« Un travail subversif »

Selon un processus photographique précis, il recrute ses modèles soit par petites annonces soit à la suite d'une rencontre. Débutant avec un format rectangulaire, il finit par privilégier le carré expliquant que cela se réfère au ring de boxe, et que les côtés du format sont tels des élastiques qui permettent de recentrer l'être humain. Avec un dépouillement extrêmement, l'artiste photographie le modèle souvent dans une position banale. Dans son discours lors du vernissage au Vog la semaine dernière, Jean Rault raconte : « Avec ou sans vêtements, c'est la radicalité et le dépouillement, cette forme de nudité dans le dispositif, dans cette forme de théâtre intime qui m'intéresse. » Au gré de ses rencontres, il élabore des séries selon les personnes qu'il croise allant des jeunes filles à la dérive (Une et Autres, de 1983-1985), aux travestis de Kyoto en passant par la bourgeoisie de Paris. Car c'est cela qui intéresse le photographe : une prise directe avec le réel qui se traduit par des portraits sobres, dépourvus d'effets et de trucages. Prenant à son compte une parole récemment entendu dans une interview de l'artiste français Pascal Convert (« Quand un artiste a la chance de rencontrer le réel, il ne le lâche plus »), Jean Rault ne fait que traduire la vie en images.

Pour se faire, il n'hésite pas à créer une sorte « de démocratie absolue » entre ses clichés, si bien dans la présentation, habillée ou nue, que dans le traitement des sujets. Il met ainsi sur le même plan des « putains », des femmes au foyer, des étudiantes, des militaires, des lutteurs sumos ou des travestis puisqu'il ne fait que chercher la vérité de l'être, que créer une mise à nue qui sublime le genre humain sans porter de jugement. Segments de vie captés sur la pellicule, Jean Rault trace une ligne photographique à la fois troublante et saisissante, volontiers dans la filiation d'August Sander et Diane Arbus. Que ça soit en noir et blanc ou en couleur, le photographe fait du corps un corps communiquant, marqué à l'argentique. Et lorsqu'il cite le Gorgias de Platon (« Le beau est la splendeur du vrai »), la phrase semble avoir été écrite pour son travail.

Portraits photographiques, 1984-2014, jusqu'au samedi 18 octobre au Vog (Fontaine)


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