Plasticien, statut fantôme

Alors que ces derniers mois les intermittents du spectacle manifestaient pour sauvegarder un régime toujours plus instable, les artistes plasticiens, eux, ne se sont pas montrés. Pour cause : en plus de pâtir de la précarité et de difficultés financières, ils ne possèdent aucun statut au contraire des musiciens, acteurs et autres danseurs. On a rencontré plusieurs figures locales pour en savoir plus. Charline Corubolo


Tout esprit créatif rêve de vivre de son art. Mais voilà, être artiste au XXIe siècle est surtout synonyme de galère et de débrouille, dans un monde où il est monnaie courante de faire des plasticiens les "esclaves" créateurs des temps modernes, au service des grandes institutions. Et ce n'est pas leur statut social qui l'empêchera.

De statut d'ailleurs, ils n'ont point : ils sont considérés par Pôle emploi comme travailleurs indépendants au même titre qu'un plombier ou qu'un programmateur informatique. Pourtant, leur activité et surtout leurs revenus ne sont pas comparables. Un plasticien a pour principal salaire la recette des ventes de ses œuvres, le temps de recherche et de création ou encore les expositions étant rarement monnayés. Pour le fisc, les artistes sont donc des libéraux puisqu'ils travaillent en indépendants et que leur production comporte une dominante intellectuelle.

Pour avoir une reconnaissance légale en France, les peintres, les sculpteurs et autres vidéastes doivent s'inscrire à la Maison des artistes, organisme indépendant agréé de protection sociale, ce qui leur permet de pouvoir exercer la fameuse activité de vente (il faut également faire une démarche fiscale pour obtenir un numéro Siren-Siret, identifiant légal pour une activité économique) et, dans les cas les plus difficiles, de bénéficier du RSA en complément lorsque les ventes sont insuffisantes.

Vivre d'art et d'eau tiède

Sauf que le RSA est bien trop souvent tout ce qu'ont ces créateurs. Selon le Comité des artistes-auteurs plasticiens, organisation syndicale nationale, plus de la moitié des plasticiens vivraient sous le seuil de pauvreté, avec un revenu médian deux fois plus faible que celui des salariés "lambda". D'où la nécessité d'élargir son champ d'activité. Pour « compléter le RSA », l'artiste visuel grenoblois Nikodem, en activité depuis une quinzaine d'années, anime ainsi « des ateliers – enfin des fresques murales collectives – avec des élèves. Mais je le fais davantage pour la démarche sociale ». Car les conditions émises par la Maison des artistes pour être affilé et pouvoir bénéficier des droits nécessitent de déclarer au minium un bénéfice de 900 fois le smic horaire par an, soit 8 577 €. Dans le cas contraire, l'artiste est assujetti et aucune ouverture de droit ne lui est accordée alors qu'il doit cotiser.

Certains cherchent donc des alternatives, comme Clôde Coulpier, artiste grenoblois à la création protéiforme qui a un statut de travailleur non salarié. « Je vis avec le RSA et les allocations, c'est difficile mais ce statut me permet de faire ce que je veux, ce que je souhaite. » Aujourd'hui, il a fait le choix de ne pas avoir de profession « complémentaire », mais ça n'a pas toujours été le cas. Il a ainsi été vacataire il y a quelques années à la faculté de Grenoble, professeur pendant un an pour un cours optionnel de « didactique des arts contemporains » en licence, ou encore salarié durant deux ans au sein du centre d'art Oui (qui a disparu depuis). Mais travailler à côté se révèle contraignant et oblige parfois l'artiste à délaisser une part importante de son art. Clôde Coulpier, qui exposera pour la galerie Showcase en septembre prochain, a donc décidé de se concentrer uniquement sur la création, dans son appartement grenoblois où le salon est reconverti en atelier.

Quant à Nikodem, cela fait longtemps qu'il a élu « domicile de travail » dans la résidence Utopia (photo), lieu mis à disposition par la Ville de Grenoble, au bout du cours Berriat, en face du Théâtre de poche. L'association, qui milite depuis 11 ans pour trouver des lieux de création pour les artistes grenoblois, permet à une douzaine d'artistes de disposer d'un espace de production artistique. Dans son atelier, Nikodem travaille les plans de sa prochaine intervention murale prévue aux Moulins Villancourt à l'occasion du Mois du graphisme d'Échirolles. « Je cherche de grands murs, mais c'est compliqué », ce qui fait vibrer cet artiste n'étant pas les galeries mais les façades à investir. Alors il démarche sans cesse les institutions (comme les mairies) pour marquer les murs de son art, et chercher à être payé pour son travail.

Exceptions artistiques

Bien sûr, comme dans tous domaines, l'artiste-galère n'est pas une règle immuable, même si elle est prédominante. Grenoble compte actuellement des artistes de premier plan de la scène contemporaine à l'image de Lili Reynaud-Dewar. À bientôt 40 ans, l'artiste, qui navigue entre Paris et Grenoble, a déjà une reconnaissance internationale et fait partie de la sphère réduite des artistes français qui ont su émerger sur la scène fourmillante de l'art – elle a été distinguée en 2013 par le prix de la fondation d'entreprise Ricard, est représentée par la galerie Kamel Mennour à Paris, a exposé dans plusieurs biennales (Berlin en 2008, Lyon en 2013...).

Mais malgré cette légitimité et un emploi du temps chargé (d'où le fait qu'elle n'ait pu répondre à nos questions), on est encore loin des hautes sphères du marché de l'art. Selon le classement Artindex 2011 du Journal des Arts, qui référence les artistes selon leurs ventes, le premier Français de ce tableau de chasse était à la 38e position en la personne de Christian Boltanski avec un bénéfice, selon Artprice (spécialiste mondial des banques de données sur la cotation et les indices de l'art), de plus de 308 000 euros. Mais avant d'atteindre une telle renommée, les chemins de traverse sont bien longs, et dépendants de nombreux facteurs indépendants des artistes.

Vitrine (gratuite)

Car si l'artiste peut tirer un bon profit sur la vente d'une œuvre (suivant la cote sur le marché de l'art), la situation est bien différente pour une exposition. L'ensemble des intervenants est logiquement payé pour la préparation et le déroulement de l'événement, sauf l'artiste, auteur de ce que l'on vient voir. Paradoxe ultime du monde de l'art, les institutions considèrent que c'est une chance pour un artiste d'exposer. Nikodem a récemment eu une désagréable expérience avec l'Espace Dalí à Paris, qui propose jusqu'en mars 2015 une exposition de 22 artistes de street art. Invité à y participer, l'artiste n'est non seulement pas payé, ni défrayé, mais en plus l'organisateur récolte 60% du prix en cas de vente. Révolté, Nikodem refusera à l'avenir de se plier à ce système : « Tous les artistes qui acceptent ces conditions sont en train de tuer la profession. C'est vrai que c'est compliqué, mais nous ne devrions pas tolérer un tel schéma. C'est comme le milieu du graphisme : les gens qui travaillent pour rien envoient de mauvais messages. »

Qu'en est-il de Grenoble ? Au Vog, centre d'art municipal de Fontaine, la directrice Marielle Bouchard choisit les artistes qui exposent, avec comme critère qu'ils soient professionnels et qu'ils aient déjà exposé dans des structures influentes. Ils sont ensuite défrayés et bénéficient d'une subvention. Mais quel que soit l'artiste, quelles que soient les pièces exposées, déjà produites ou créées pour l'événement, chaque artiste touche la même somme. La subvention devient alors soit une aide à la production soit une sorte de cachet quand les œuvres existent déjà. Quant à l'Espace Vallès de Saint-Martin-d'Hères, autre référence locale en matière d'art contemporain, il fonctionne également selon des subventions mais le cahier des charges est plus souple, même s'il est nécessaire d'être inscrit à la Maison des artistes et d'avoir un numéro Siret pour pouvoir exposer. Suivant l'exposition, les frais de production varient de 1 500 € à 4 000 € (4 000 €, c'est le cas par exemple pour l'exposition du fameux duo d'artistes Gilbert et George, prévue en janvier 2015) et s'adaptent selon les besoins de l'artiste.

Petit et grand, pas d'exception

On pourrait supposer que l'absence de rémunération est liée à la petitesse de la structure. Pourtant, au Musée de Grenoble, le son de cloche est le même. Guy Tosatto, le directeur, confie n'avoir jamais rémunéré un artiste, la contribution se matérialisant différemment en assurant le transport, la communication, le catalogue de l'événement, ou en prenant en charge l'assurance des œuvres. Soit une gigantesque promotion du travail de l'artiste, comme ce sera le cas à la fin du mois avec l'Italien Giuseppe Penone. Par ailleurs l'établissement prend rarement en charge les frais de production. « Nous nous concentrons sur des grandes figures de notre temps, les grands jalons de ces 30 dernières années, il est donc rare de produire des œuvres exprès à la différence du Magasin [le Centre national d'art contemporain de Grenoble - NDLR] qui soutient la jeune création contemporaine et l'aide souvent dans la production comme elle manque de moyens. »

En France, il est donc malheureusement convenu de ne pas payer un artiste pour son exposition, même quand les structures en auraient les moyens. D'autres modèles existent à l'étranger, avec par exemple des grilles tarifaires pour rémunérer les artistes lors des expositions. Quant aux galeristes, qui sont pour la plupart dans le domaine privé à l'inverse des institutions précitées, ils sont souvent dans le même cas que les artistes, vivant uniquement de la vente des œuvres qu'ils présentent, avec une part qui varie selon les contrats. Et le marché de l'art étant fortement basé sur la spéculation, les un et les autres tentent de créer un réseau de « fidèles » pour (sur)vivre, avec ou sans statut.


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