Ballaké Sissoko le Koriste

Au cœur de la programmation babélienne des Détours, qui s'ouvre plus que jamais aux têtes d'affiche (Bregovic, Abd-Al Malik), on retrouvera cette année celui qu'un instrument traditionnel ancestral d'Afrique subsaharienne a élevé au rang – et tant pis si le terme est affreusement éculé – de « citoyen du monde » : le prince de la kora Ballaké Sissoko qui a su, comme peu de ses congénères, semer un peu de graine d'avenir dans une tradition vieille comme le monde. Stéphane Duchêne


On le sait au Mali, comme partout en Afrique subsaharienne mais là particulièrement, la kora (un croisement de luth et de harpe doté de 21 cordes, « sept pour le passé, sept pour le présent, sept pour le futur », dit-on) est un instrument noble aux origines mythiques. Un objet précieux qu'on ne met pas entre toutes les mains car sa pratique est réservée à une élite : les « griots ».

Cela peut paraître anti-démocratique (et il existe des musiciens maliens qui n'ont pas hésité à contourner cette règle, et même des musiciennes comme Madina N'Diaye, femme, peule et koriste volontaire) mais c'est là le résultat d'une tradition séculaire construite sur une société de caste qui veut que, par exemple, les Diabaté et les Sissoko soient le plus souvent des dynasties de joueur de kora. De destin plus noble en tant que musicien, on ne peut guère rêver.

Nouvelles cordes anciennes

L'héritage familial de Ballaké Sissoko pourrait ainsi laisser croire qu'il est un pur fruit de cette tradition quand en réalité, il est surtout un autodidacte, un outsider musical que ses parents destinaient à une carrière d'avocat ou de médecin, comme c'est souvent le cas pour les fils aînés de grandes familles.

Pourtant, à 13 ans à peine, il remplace son père, Djelimady, koriste de grande renommée prématurément décédé, au sein de l'Ensemble Instrumental du Mali (ce qui fit de lui un très jeune fonctionnaire) avant que son cousin, Toumani Diabaté, le grand maître qui a ouvert en grand les portes de la kora à l'international, ne le prenne sous son aile. Ironie de l'Histoire, les pères des deux musiciens, tous deux pensionnaires de l'EIM, avaient d'ailleurs enregistré ensemble en 1971 un disque qui fit date, Cordes Anciennes. En « réponse », les deux fils prodigues enregistreront en 1999 Nouvelles Cordes Anciennes. Tout un symbole.

Ballaké insiste donc sur le fait qu'on ne l'a poussé à rien, que cette « succession » n'allait pas de soi. C'est en cachette qu'il a suivi, en lui piquant son instrument lorsqu'il avait le dos tourné, les traces de son père – le manche sur lequel il joue encore aujourd'hui provient d'ailleurs de la kora paternelle. Djelimady avait appris à en jouer en Gambie, le grand-père maternel de Ballaké, lui, pratiquait au sud du Sénégal, en Casamance.

Preuve que s'il est un instrument de caste, la kora ne connaît guère de frontières, en tout cas pas celles que l'on connaît et qui bien souvent tiennent plus de la cicatrice post-coloniale que de la délimitation franche et nette entre deux nations et deux cultures – si tant est que cela existe véritablement. Ainsi le territoire mandingue, celui de l'ancien empire et théâtre à ciel ouvert de la culture de la kora, s'étend sur la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Mali et de vastes régions du Burkina Faso, de la Côte d'Ivoire et du Sénégal.

L'étranger

Et si l'axe fort des Détours de Babel est cette année l'exil et la notion d'étranger, on ne peut guère dire que Sissoko en soi un, où que ce soit, maintenant qu'il s'est fait sa place dans une caste dont on lui refusait l'entrée malgré le droit du sang. Il faudrait savoir où cet homme, qui a touché à tous les mélanges musicaux avec des musiciens de tous horizons, joué dans des abbayes avec des percussionnistes iraniens, des flûtistes américains (Nicole Mitchell et son Black Earth Ensemble d'avant-garde jazz), des rappeurs français ou pratiqué la musique de chambre avec le Français Vincent Segal (qui ne jure que par lui), mais aussi avec Sting ou le pianiste Ludovico Einaudi, peut bien être un étranger alors que sa kora, cet instrument à la pratique si fermée, est paradoxalement devenu un passeport pour le monde.

Car l'avenir des joueurs de kora, comme c'est le cas pour de nombreux musiciens africains, se joue maintenant « à l'étranger » justement. Où d'ailleurs la tradition mandingue trouve des correspondances, étonnantes ou pas, avec des musiques aussi différentes que le flamenco, le baroque, les musiques apuliennes, la tradition grecque...

C'est ce dont s'est aperçu la génération de koristes à laquelle appartient Ballaké Sissoko : que les traditions en rejoignaient d'autres et n'avaient rien à craindre de l'ouverture. Et que peut-être malgré l'importance des « sept cordes du passé », les « sept cordes du futur », que l'on pourrait appeler les « Nouvelles cordes anciennes », sont peut-être celles qui sont les plus à même de permettre à la kora de perpétuer la tradition en la bousculant, quand tant d'instruments traditionnels africains disparaissent purement et simplement – Toumani Diabaté ne pense pas différemment, lui qui a formé Madina Ndiaye à contre-courant de l'étiquette.

Comme le dit Ballaké Sissoko : « Griots ou non, ce qui distingue notre génération, c'est que les anciens privilégiaient toujours les traditions. Nous, nous les respectons, mais nous jouons avant tout nos émotions. » Et c'est encore ce qu'il y a au monde de mieux partagé, de plus poreux. Et donc de moins étranger à quiconque.

Ballaké Sissoko, dimanche 22 mars à 12h au Musée dauphinois (dans le cadre du Brunch #1) et à 16h au Musée d'art sacré contemporain (Saint-Pierre-de-Chartreuse)


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