Ritournelles cannoises

À chaque édition du grand raout cannois ses petites musiques. En voici deux parmi celles que nous avons entendues depuis le début des festivités. Au sens propre comme au figuré.


À trois, on y va (ou pas)

L'amour, est-ce mieux à deux ou à trois ? La question aura hanté plusieurs films cannois, à commencer par celui de Philippe Garrel, L'Ombre des femmes, en salles ce mercredi. Le couple formé par Stanislas Merahr (falot) et Clotilde Coureau (formidable) vole en éclats lorsque chacun entreprend une liaison adultère. Mais là où la femme l'accepte muettement, le mari se met en rage lorsqu'il apprend l'infidélité de sa compagne. Soit un portrait de la muflerie ordinaire traitée façon Garrel (scope et noir et blanc, cafés et chambres à coucher) avec toutefois plus de rigueur que d'ordinaire.

Étrangement, Love de Gaspar Noé est presque la version psychédélique, proustienne et sexuelle de L'Ombre des femmes. Là encore, on assiste à une histoire d'amour qui passe du pair à l'impair, puis s'y fracasse. Certes, Noé filme une scène de triolisme (un mec, deux filles) comme un moment de plénitude sensuelle sublime ; mais c'est une acmé dont on ne peut que redescendre et la suite est plus cruelle. Là encore, c'est l'homme qui en prend pour son grade, incapable d'assumer ses pulsions mais aussi le désir des femmes autour de lui.

Quant à Jia Zhang-ke dans Mountains may depart, il fait de son trio de départ une alternative à deux branches qui recouvre celle de la Chine au moment de sa conversion à l'économie de marché. Le choix sentimental de son héroïne se confond alors avec le destin de son pays, mais l'ombre des regrets et de la nostalgie n'est pas loin, pour elle comme pour une Chine qui, se mondialisant, prépare ainsi sa disparition – et sa solitude, selon l'équation 3 - 2 = 1.

La loi du moins fort

Que serait un festival de Cannes qui ne reflèterait pas – dans ses salles ou dans les lamentos des commerçants de la Croisette – la crise qui touche l'Europe ? Pas vraiment un festival de Cannes, et si on vous épargne les couplets des cafetiers, on ne peut que recenser les réponses et constats donnés par les films au marasme économique ambiant.

Dans La Loi du marché, en salle depuis la semaine dernière, Stéphane Brizé montre que le travail n'est pas une fin en soi, ou plutôt la fin d'un certain sens moral et collectif, Thierry / Vincent Lindon faisant l'expérience amère de se retrouver de l'autre côté du manche, exécutant les basses œuvres d'un libéralisme fantôme pour toucher à une indignité plus grande encore que celle d'un chômage humiliant.

Dans un esprit plus revanchard, Miguel Gomes invente dans Les Mille et une nuits un mage africain qui donne des érections spectaculaires aux membres du FMI et de la BCE venus appliquer un régime d'austérité draconienne au Portugal. C'est ce qui manquait à leur volonté de puissance, mais c'est aussi un mauvais tour qui leur sera joué, ce Viagra invisible devenant une drogue puis une malédiction.

Enfin, dans le très recommandable Le Trésor de Corneliu Porumboiu, cette revanche des faibles sur les forts prend la forme d'un conte comique où, plus que de l'argent, c'est du rêve dont les personnages ont besoin pour se sortir de leur mouise. Curieusement optimiste, le film laisse le droit à ses personnages de triompher de tout (de l'État comme des profiteurs) et transforme le miracle économique allemand en miracle tout court qui viendrait jaillir sur le peuple roumain dans une modeste épiphanie.


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