Jay-Jay Johanson : l'homme 100 visages

Dites aux filles qu'il est de retour en ville. 20 ans de carrière, 10 albums, le moral toujours dans les chaussettes, l'échalas suédois, 46 ans, est toujours là et bien là, cachant derrière un masque de lassitude fait de chausse-trappes esthétiques et d'auto-recyclage permanent les mille facettes d'un immuable talent triste à l'insondable mélancolie. La preuve en dix albums avant son concert prévu à la Source.


Whiskey (1996)

Interminable silhouette fantôme, cheveu jaune, chemisette remontée sur des bras trop maigres : voilà le dégingandé crooner apparu en 1996 avec l'ovni Whiskey qui fêtait tristement les agapes entre Chet Baker, autre grand timide efflanqué à la grâce schlass, et Portishead. À coups de scratches insensés, de crooning à l'inquiétante étrangeté (un falsetto comme trafiqué) et de sampling raffiné (le Fish Beach de Michael Nyman sur I'm Older Now), ce Suédois venu du jazz et du design invente un "easy-listening" si malaisant qu'il donne l'impression de sonner génialement faux. Une claque de grande classe administrée en gant de velours.

Tattoo (1998)

Parmi les confirmations livrées par ce deuxième disque : le « têtard couinant » (© Bayon de Libération) semble condamné à afficher un air ahuri sur ses pochettes. Mais aussi un incroyable talent de caméléon (spectre Lloyd Cole/Dean Martin, c'est dire) sur des ambiances sonores hybridées. Cinématographique, avec ses aplats de violons, quelque part entre Hitchcock et Burton, et délicatement francophile (les compositeurs Francis Lai et Michel Legrand planent, Françoise Hardy est samplée) voire parfois francophone (Quel dommage), Tattoo décrit un Jay-Jay perclus de doutes et de petites douleurs, qui s'affirme avec ironie comme sur le duo éponyme avec Valérie Leulliot (Autour de Lucie), déclinaison d'identité en forme d'auto-citation.

Poison (2000)

« Je me tiens (sic) pour heureux » murmure Jay-Jay dans les médias. Et quand JJ est heureux, il pose, le cheveu et l'œil sombres, à côté d'un corbeau, croonant des plaintes titrées Humiliation, Alone Again ou Suffering (« nobody suffers like I do »). Johanson le ravi serait donc son propre Norman Bates, crooner à la double personnalité, heureux le jour, la tête dans le four passé 21h. C'est sans doute ce qui fait de ce Poison hitchcocko-hermannien en diable un petit bijou de noirceur détachée, témoin musical de la réalité linguistique suédoise qui dispose d'une infinité de mots pour dire la mélancolie. JJ les connaît tous. Il en a plein la bouche et s'en fait un sourire d'assassin.

Antenna (2002)

Ah, Antenna ! Cet anti-Poison dont une prise à grosse dose peut pourtant être mortelle. Longtemps plane l'hypothèse de l'album du craquage (qui le fera pourtant enfin connaître en... Suède). Lui avouera plus tard s'être laissé dépasser par les exigences d'une major qui le pousse vers le marché US. Toujours est-il que JJ pose mi-David Bowie sur Aladdin Sane, mi-Jérémy Scott, au fronton d'un disque de pop synthétique, travaillé avec les Allemands de Funkstörung et oscillant entre le groupe Autechre et Stéph' de Monac – ce qui donne légitimement le mal de mer. Pourtant, derrière les tubes en toc, la tristesse, la vraie – JJ est essoré – pointe le désespoir, totalement ignoré. Immense malentendu.

Rush (2005)

S'est-il perdu dans la noire forêt suédoise avec Poison, ou dans l'espace avec Antenna qui défigura tant sa réputation ? Le fait est que JJ semble lointain, assis dans la forêt, le regard détourné. Musicalement, JJ court (« rush ») après lui-même sur cet album de reconstruction d'un univers mis à sac. D'emprunts au groupe 10 CC (Rush) en clins d'œil à New Order (Mirror Man) ou à Phoenix (Another Nite Another Love), d'embardées pop en glissades house, JJ, en "kung" de la citation, démontre son indubitable capacité à composer au kilomètre des chansons catchy. Problème : faute d'être correctement rassemblées, elles ne lui ressemblent même pas. En est-il conscient, lui qui semble ne plus se montrer ?

The Long Term Physical Effects Are Not Yet Known (2007)

On retrouve Jay-Jay en face à face mais de loin. Malgré ce titre à rallonge qui n'est pas dans ses habitudes, Jay-Jay renoue avec les rythmiques surannées (has-been ?), les ambiances goudronneuses de Poison et la francophilie cinématographique de Tattoo. Plus simplement, JJ renoue avec JJ comme sur le signifiant Jay-Jay Johanson again (« It's so hard to be the one to satisfy your need ») et It would be easy for me to say I'm fine but I'm not. On ne sait donc pas pour combien de temps mais on retrouve, 11 ans après, un peu de ce frisson venu du froid. Mais un frisson comme réchauffé.

Self-Portrait (2008)

Starlette (Johanson) à la renverse, chevelure lisse et barbe négligée, Jay-Jay Christ est au fond du trou (littéralement encore avec Mother's Grave). L'un de ces trous (noirs) creusés en son temps par Scott Walker lorsqu'il lâcha la pop pour le(s) cafard(s). Ce Self-portrait de l'ex-jeune homme en artiste doloriste (et violent, cf Broken nose) est sans doute l'un de ses meilleurs albums, mais on ne le saura jamais faute de pouvoir l'approcher sans aller chercher une corde (et de cordes ce disque en est plein). Mélodies à l'abandon, rythmiques erratiques, cet autoportrait pourtant si intime ne fait qu'accroître une énigme : où donc exactement se situe Jay-Jay entre spleen et (gendre) idéal ?

Spellbound (2011)

Comme ensorcelé de lui-même, ombre chinoise de ce qu'il fut, ou de ce que l'on en fit, comme enfermé dans ses thématiques de crooner nordique dont le spleen coule à l'envie, le Suédois se débarrasse de tous les artifices, se dégage de ses vices de forme (une version de l'album propose en bonus ses meilleurs titres en sous-vêtements acoustiques), se fout à poil et s'allonge au milieu de la rue en attendant les secours. Avec sa touche proto-Conchita Wurst, il évoque ici une version asséchée de larmes d'Antony Hegarty, va au plus simple pour faire swinguer ses angoisses. De rouille et d'os, Johanson le glas. Aglagla.

Cockroach (2013)

« L'homme est un animal à chapeau mou qui attend l'autobus 27 au coin de la rue de la Glacière » écrivait Vialatte. Ou glaciaire, à l'image d'un Jay-Jay à l'humeur vésiculaire, littéralement cafardeux (Cockroach) remettant une couche de son swing mou jusqu'au dub (Mr Fredrikson) et langoureux jusqu'à l'ivresse (Hawkeye). Le seul Insomnia prouve que sous son chapeau-oreiller, le crooner ne semble pas avoir dormi depuis 1996, confiant que seul le sommeil sera un Antidote à son Poison paralysant (« I need an antidote or just plenty of sleep / I'm gonna stay in bed until this is over »). Et en nous faisant croire qu'il ne nous surprendra plus, Jay-Jay endort une fois de plus nos certitudes, avec un disque létal plein de Nursery Crymes (album de Genesis).

Opium (2015)

Comme un miroir en négatif de Whiskey, Opium, c'est Jay-Jay 20 ans après. Vieilli, usé, fatigué, Jay-Jay est là – « Too Young to say goodbye ». En réalité, entre énièmes retrouvailles et éternelles funérailles, l'homme cent visages n'a de fait guère changé. Et si nous nous sommes parfois lassés de ses tâtonnements, c'est qu'on a parfois oublié que Jay-Jay se cherchait comme on cherche du pétrole. Et que l'or noir, loin de couler de source, est fruit de cadavres en décomposition et de persévérance vers les profondeurs. C'est bien là que réside le vrai Jay-Jay, à la fois Hibernatus pop et Dorian Gray au groove réfrigéré. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, mais c'est certain : un grand blond avec des blessures noires.


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