"Les fantômes d'Ismaël" : un Desplechin vertigineusement délicieux

Avec ce nouveau film présenté en ouverture, hors compétition, au festival de Cannes, Arnaud Desplechin entraîne ses personnages dans un enchâssement de récits, les menant de l'ombre à la lumière, de l'égoïsme à la générosité. Un thriller romanesque scandé de burlesque, entre John Le Carré, Ingmar Bergman, Woody Allen et Alfred Hitchcock.


Revoici Arnaud Desplechin en sa pépinière cannoise, là où il a éclos et grandi. Qu'il figure ou non en compétition importe peu désormais : les jurys l'ont, avec une constance confinant au gag, toujours ignoré. De par sa distribution glamour internationale, Les Fantômes d'Ismaël convient ainsi à merveille pour assouvir l'avidité multimédiatique d'une ouverture de festival. Il allie en sus les vertus quintessentielles d'un film d'auteur – d'un grand auteur et d'un grand film.

Ismaël (Mathieu Amalric) en est le héros paradoxal : inventeur d'histoires, ce cinéaste se trouve incapable de tourner après que Carlotta (Marion Cotillard), son épouse disparue depuis 20 ans, a refait surface dans sa vie. Plus fort que ses fictions, ce soudain coup de théâtre a en outre provoqué le départ de sa compagne Sylvia (Charlotte Gainsbourg)…

Du grand spectral

Si Desplechin exprime ici un désir frénétique de romanesque, il montre que l'imprévisibilité de l'existence surpasse par son imagination la plus féconde des machines à créer... dans le temps qu'il démultiplie les déploiements d'arcs narratifs internes ou croisés, comme les niveaux d'inclusion du récit (passé/présent ; fiction/réalité ; songe/éveil). Prétérition que cette manière de minimiser la puissance du conte en révélant son incommensurable pouvoir ! Cela n'est pas sans évoquer la vraie-fausse procrastination du narrateur de Trois jours chez ma mère de François Weyergans – un portrait d'auteur indécis débouchant sur un roman brillant d'épure et un Goncourt en 2005. Quand l'inaboutissment apparent devient un parachèvement…

Desplechin n'aimant rien tant que tendre des fils virtuels entre ses films, chaque nouvelle œuvre en resserre davantage les liens. Pivots de son cosmos, ses personnages feignent d'être  récurrents : une même identité peut ainsi se trouver incarnée par des individus dissemblables et cependant proches, avatars successifs d'une "idée". Et ces personnages se confondent avec les acteurs : aux côtés de l'inamovible Amalric, Marion Cotillard resurgit ici dans la galaxie Desplechin après avoir été la figure évanescente et muette de la Pentecôte dans Comment je me suis disputé … il y a vingt ans. Lestée à présent d'une gravité (à toutes les acceptions du terme) seyant aux mystères de la spectrale Carlotta. Non pour hanter ni châtier mais, les tourments passés, annoncer en définitive une épiphanie, une joie. Desplechin, cet optimiste caché…

Les Fantômes d'Ismaël
de Arnaud Desplechin (Fr., 1h54) avec Mathieu Amalric, Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg…


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