Lettre de Cannes #4

Ou comment on fête un anniversaire, et comment Nicole Kidman est devenue notre copine de festival.


Cher PB,

Mardi 23 mai, le festival de Cannes fêtait son soixante-dixième anniversaire, dans une cérémonie qui faisait des ponts entre passé, présent et je ne sais pas quoi, avec des palmés passés (dont David Lynch, prêt à présenter les premiers épisodes de la nouvelle saison de Twin Peaks que tu as déjà dû voir, petit coquinou, en streaming sur je ne sais quelle plateforme de mauvaise vie), des palmés futurs (Sorrentino et Park Chan-wook, cette année préposés à la remise de palme au sein du jury) et des presque palmés – Pedro Almodóvar, dans le rôle du cinéaste cocu mais bon joueur au milieu des ex-vainqueurs.

On notait quelques absences de poids : Terrence Malick, qui pourtant n'a plus peur de montrer sa trogne en public ; les frères Dardenne, pourtant grands potes de Therry Frémaux ; Steven Soderbergh, sans doute un peu vexé que son dernier Logan Lucky est atterri piteusement au Marché du film cette année ; les frères Coen, Nuri Bilge Ceylan ou encore Lars Von Trier, dont on ne sait trop s'il est encore persona non grata au festival, ou simplement retenu par le montage de son dernier film, ou si son camping car est au garage pour réparation – va lire le dernier SoFilm si tu veux plus d'explications sur cette dernière hypothèse.

Enfin, on pouvait prendre quelques nouvelles de Michael Haneke : ça a l'air d'aller, malgré l'accueil frisquet de son Happy end, gros gag du festival comme je te l'ai dit dans ma lettre précédente. Le double palmé d'or traînait son air de vieux prof d'histoire géo avec ce qui ressemblait à l'esquisse d'un début d'un bout de sourire au milieu de ses collègues. Ouf ! Au moins ne s'identifie-t-il pas TOTALEMENT au personnage de Trintignant dans son film…

Ce que je pense du festival de cette année ? Pas mal du tout… Ce qu'en pense le système critique de la presse française ? Pas du bien, et pour cause. La compétition s'évertue à lui mordre les tibias avec des films très méchants, du cinéma de la cruauté par packs de six et des metteurs en scène qui croient encore aux vertus du visuel, et pas simplement aux zooms à l'intérieur de plans improvisés par les acteurs.

Après Loveless,  le film du Russe Andreï Zviaguintsev, chef-d'oeuvre inaugural de la sélection (qui a reçu le Prix du Jury), peu inquiété depuis, il y a eu The Square de Ruben Ostlund (Palme d'or tout de même), ou comment le cinéma scandinave s'est trouvé un nouveau maître de la fable ricanante construite en tableaux, après des années de domination du genre par Roy Andersson, puis Haneke, et enfin Yorgos Lanthimos, qui avec Mise à mort du cerf sacré (prix du meilleur scénario), fort beau titre français pour The Killing of a sacred deer (est-ce Ariane Labed, compagne française du réalisateur grec, qui lui a soufflé ? ça ne m'étonnerait qu'à moitié…), a continué à touiller à gros bouillons la mauvaise conscience des classes moyennes occidentales, tout en balançant de vilains coups de genoux dans l'institution familiale, réduite à se faire hara-kiri dans une ambiance de film d'horreur kubrickien dont la maestria formelle est indéniable.

Autant de films défoncés par les tenants d'un humanisme qu'ils oublient d'appliquer dans la vraie vie en se comportant en général comme de vrais rustres ; ces contempteurs d'un cinéma certes peu aimable s'en vengent en le couvrant de tous les maux de la création, sans se demander pourquoi autant de cinéastes convergent vers une même vision désespérément désespérante de la vie moderne.

Dans ce festival, je n'arrive plus à compter les séquences où les gens préfèrent regarder un petit écran plutôt que se regarder les uns les autres ; ou des personnages tirent profit des faiblesses de leur congénères, surtout si ceux-ci sont des femmes, des enfants ou des étrangers ; ou l'argent fausse tout, s'érige en Dieu et permet aux puissants d'exploiter tout ce qui traîne, animaux comme êtres humains. Enfonçage de portes ouvertes, diront ceux qui les ont depuis longtemps faites exploser au napalm histoire de se dégager l'horizon de leur inertie morale… Je dirais plutôt : chambre d'écho d'un monde dont on aime à dire qu'il est inquiétant alors qu'il est peut-être simplement mortifère.

Ce long tunnel de noirceur avait cependant un exutoire positif dans l'autre grande figure du festival : le retour au militantisme. C'est bien sûr l'admirable film de Campillo, 120 battements par minute (il a obentu le Grand Prix), qui en a fourni le modèle le plus probe et le plus excitant. Mais partout fleurissaient des films avec des scènes d'AG comme celles, folkloriques, de mai 68 dans Le Redoutable, et des organisations militantes, comme les vegans radicaux dans Okja de Bong Joon-ho. Autant dire que la compétition cette année fut extrêmement politique, et quand un film se situe hors de ces clous-là, il fait carrément tâche.

Au petit jeu des correspondances, il y en a une que le festivalier n'a pas pu louper : tous les jours, il passe quelques heures en compagnie de Nicole Kidman. Présente dans trois films et une série de la sélection officielle, Kidman y a montré des visages ô combien différents : ophtalmologue dévouée envers son chirurgien de mari, jusqu'à ce qu'elle découvre que celui-ci est une carpette morale portée sur la bibine et incapable de prendre une décision pour sauver sa famille (Mise à mort du cerf sacré) ; manageuse punk dans le Londres de 1977 confrontée au débarquement d'aliens new age aux tendances queer revendiquées (le très moyen How to talk to girls at parties de John Cameron Mitchell, un film progressivement étouffé par sa propension à s'autoproclamer culte avant même que le moindre spectateur n'ait posé les yeux sur lui) ; mère coinços faisant son coming out tardif (la saison 2 de Top of the lake, extrêmement décevante, plombée par une tendance au soap et à la reproduction de son thème central à tous les étages de son récit, au mépris de la plus élémentaire crédibilité) ; et enfin maîtresse d'un pensionnat pour jeunes filles dans l'Amérique sudiste de la guerre de sécession (Les Proies, très bon remake du film de Siegel par une Sofia Coppola retrouvée, livrant un film à la pureté classique surprenante, sans affèterie, sans gras, mais avec beaucoup de tension érotique et d'humour noir).

Kidman est partout, souvent formidable (surtout chez Lanthimos et Coppola, avec le même partenaire d'ailleurs, Colin Farrell, pas mal non plus), toujours juste, maître de ses nuances et du sous-texte, capable de se charger d'une émotion qu'elle contient juste assez pour la laisser affleurer à la surface de son corps et de son visage, ou la laissant déborder dans un flot de violence et de cruauté qui emporte tout sur son passage. Dans Les Proies, lorsqu'elle lave le corps nu du soldat déserteur et blessé, il faut voir comment le désir latent imprime chacun de ses mouvements, avant que tout éclate dans un souffle orgasmique qui mélange à égalité honte et plaisir. Elle est aujourd'hui la plus aventureuse des stars américaines : le Prix du 70e anniversaire lui va à merveille.

C


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