"Picasso, au cœur des ténèbres" : éclats de guerre au Musée de Grenoble

Avec cette exposition, l'institution grenobloise, en collaboration avec le Musée Picasso de Paris, nous invite à découvrir une période peu connue de ce monstre sacré de l'art du XXe siècle que fut Picasso. Un passionnant parcours au cœur de six années de création intense qui rappelle qu'il n'est pas toujours nécessaire d'avoir le nez sur les événements pour parler de la guerre.


Pablo Picasso considérait souvent son œuvre comme une sorte de journal intime de sa vie. C'est effectivement ce que le visiteur ressent lorsqu'il découvre Picasso, au cœur des ténèbres (1939 – 1945), proposition pour laquelle le Musée de Grenoble a fait le choix, assez logique, d'un accrochage chronologique. Au fil du parcours, on est invité à progresser dans ces années de guerre que Picasso a passé en France (majoritairement à Paris), interdit d'exposition mais toujours extrêmement productif. Des entrées thématiques ponctuent la visite et permettent de saisir les caractéristiques esthétiques propres à cette période : "La Vie précaire", "La Mort omniprésente", "Créer pour résister"…

Ce qui est particulièrement intéressant, et qu'excelle à nous faire découvrir l'exposition, est le fait que Picasso ne propose jamais d'évocation de la guerre de manière explicite, mais il imprègne son œuvre de l'atmosphère singulière de ces sombres années – une atmosphère étouffante, âpre et inquiétante, faisant écho à l'état d'esprit du peintre espagnol et, bien sûr, à la monstruosité de l'époque.

Ambiance carcérale

Installé dans la capitale française pendant l'Occupation, Picasso fait comme expérience de la guerre celle du quotidien des Parisiens auquel l'exposition fait sobrement allusion par le biais de photographies documentaires qui agrémentent judicieusement le parcours. Plutôt que de s'engager dans une possible représentation de cette guerre, dont, finalement, il ne voit pas grand-chose, le peintre réalise durant toutes ces années, de manière probablement inconsciente, des œuvres qui nous font ressentir la dimension claustrale de la vie dans la capitale occupée.

Le Musée de Grenoble dévoile ainsi de nombreuses natures mortes dénudées et lugubres, ainsi que plusieurs tableaux dans lesquels les figures semblent claquemurées dans des compositions à l'univers carcéral : barreaux, murs distordus, aveugles et gris. Le chef-d'œuvre du genre est certainement L'Aubade dont le sujet, relativement convenu, contraste avec le traitement pictural sans concession : enfermé dans un espace à l'austérité anxiogène, un nu difforme et cadavérique est allongé près d'une joueuse de luth à la rigidité glaçante. Inspiré d'un sujet classique, ce tableau apparaît aujourd'hui comme une métaphore évidente de l'enfermement ressenti alors par les Parisiens.

Art dégénéré régénérant

Une autre caractéristique de la production de cette époque est l'omniprésence de visages distordus, voire complètement difformes, qui donnent le sentiment, un brin angoissant, que Picasso prend un malin plaisir à démonter puis à remonter à sa guise le faciès de ces figures féminines qu'il avait coutume d'appeler « filles en pièces détachées ». Comme si, éminent représentant d'un art considéré comme « dégénéré » par les nazis, Picasso s'emparait de cette dénomination péjorative et la prenait au pied de la lettre pour précisément régénérer sa propre création.

C'est cela dont rend compte, de manière convaincante, cette exposition qui, en ayant fait le choix de se focaliser sur une relativement courte période, permet de mettre au jour toutes les facettes de la création d'un artiste prolifique. Gravures, dessins, sculptures, peintures, projets éditoriaux, mais aussi écriture, assemblages ou papiers déchirés, Picasso semble faire feu de tout bois pour assouvir sa soif d'inventer ! Et, malgré la diversité des œuvres et des styles explorés au cours de cette période, l'exposition, grâce à un accrochage aéré et un parcours particulièrement fluide, réussit à révéler, une fois de plus, l'immense talent de Picasso.

Picasso, au cœur des ténèbres (1939 – 1945)
Au Musée de Grenoble jusqu'au dimanche 5 janvier


Focus

Créer pour résister

Le 5 octobre 1944, Picasso adhère au Parti communiste. Cet acte, largement inspiré par son entourage (le poète Paul Éluard et l'artiste Dora Maar en tête), fut fortement médiatisé à l'époque et contribua à faire de Picasso une figure de la Résistance alors même qu'il n'a jamais participé à celle-ci. Déjà célèbre avant la guerre, Picasso devient alors une superstar médiatique. Son rattachement au PC, très puissant, lui permet de bénéficier d'une visibilité sans égale et achève d'en faire un mythe.

Sollicité par de nombreux quotidiens nationaux et internationaux, Picasso est le seul artiste de l'avant-garde historique à avoir continué, tant bien que mal, à créer tout en participant à la vie culturelle parisienne sous l'Occupation – et c'est là probablement son véritable acte de résistant ! Maltraitant et déformant ces sujets à outrance dans une quête perpétuelle de réinvention formelle, le peintre, durant cette période, semble chercher à défier l'académisme pompeux défendu par les nazis.

Toutefois, il n'y pas que les nationalistes socialistes qui condamnent ces expérimentations formelles radicales : de nombreux visiteurs, choqués par l'exposition que lui consacre le Salon d'Automne en 1944, demanderont à ce que ses œuvres soient décrochées, d'autres lui écriront des lettres d'insultes comme celle présentée dans une des vitrines de l'expo et dont on ne résiste pas à partager le contenu : « Cher Picasso, merde pour vos immondes croûtes. Voici de la merde pris au cul d'une prostituée de 60 ans = vos tableaux »… Espérons pour le musée que les visiteurs grenoblois ne partageront pas cet avis...


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