"Little Joe" : graine de malheur

Et si le bonheur de l'humanité se cultivait en laboratoire ? Jessica Hausner planche sur la question dans une fable qui, à l'instar de la langue d'Ésope, tient du pire et du meilleur. En témoigne son interloquant Prix d'interprétation féminine à Cannes pour Emily Beecham.


Amy travaille dans un laboratoire de phytogénétique sur le projet Little Joe, une plante rendant ses possesseurs heureux. Mais à la suite d'une série de dysfonctionnements, le "prototype" contamine son fils et certains chercheurs, qui commencent à agir étrangement…

Sur le papier, Little Joe aguiche plus qu'il ne promet tant ce conte moral paraît en phase avec des préoccupation sociétales, éthiques, biologiques et écologiques. Jessica Hausner, la réalisatrice, coche toutes les cases en abordant autant les dangers encourus par la manipulation du vivant que le désir illusoire de fabriquer un bonheur universel… mais totalement artificiel – sur ce chapitre, la science n'est pas la seule concernée par cette philippique filmique : les religions affirment à leurs adeptes que leurs doctrines aspirent aux mêmes résultats. Cette promesse de mieux vivre ne peut qu'aboutir à une catastrophe, au nom de l'adage « le mieux est l'ennemi du bien » : le pollen de Little Joe transforme ceux qui le respirent en monstres dépourvus d'empathie.

À cette fable effrayante, la cinéaste ajoute une dimension plastique stupéfiante : palette travaillée, complémentarités chromatiques, image parfaitement composée, lumière millimétrée ; bref, un arsenal visuel renforçant l'ambiance clinique du laboratoire au-delà même de son périmètre. Comme si le monde lui-même était avant l'heure gagné par "l'épidémie" Little Joe, symptôme de l'inéluctable propension de l'espèce humaine à s'autodétruire. La réussite visuelle du film est indiscutable : plusieurs mois après, sa tonalité singulière reste gravée en mémoire.

Clonage ?

Malheureusement, Little Joe souffre d'un défaut majeur – ontologique, presque – qui en amoindrit considérablement les qualités. Il semble en effet avoir été "bouturé" sur un autre film, dont il partage l'argument et la morale : Paradis pour tous (1982) d'Alain Jessua, où une opération censée guérir la dépression annihile toute sensibilité chez les sujets traités et finit par contaminer l'Humanité entière. Après Yesterday (décalque de la BD de Blot et Royer) et Joker (mash-up de Scorsese), 2019 serait-elle l'année des transpositions carbone inavouées ou inconscientes ? Et que dire des jurys des festivals ne relevant pas les similitudes ou emprunts – pardon les hommages ? Quant au Prix pour la diaphane Emily Beecham, ni remarquable, ni détestable, on cherche encore…

Little Joe
De Jessica Hausner (Aut., 1h45) avec Emily Beecham, Ben Whishaw, Kerry Fox…


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