« Le punk, c'est un terrain de jeu »

Auteurs de l'ouvrage "Grenoble Calling, Une histoire orale du punk dans une ville de province", chroniqué dans ces pages la semaine dernière, Nicolas Bonanni et Margaux Capelier ont accepté de répondre, par e-mail, à nos questions.


Quand et comment est né le projet de ce livre ?
Clairement, on s'est lancé-e-s dans ce projet parce qu'on participe à cette scène. On n'a pas du tout une posture de journalistes ou de sociologues, et, il faut le dire, on n'a aucune méthode scientifique. Nicolas vit depuis une vingtaine d'années à Grenoble, Margaux y a passé cinq ans. On a des regards et des parcours différents mais c'est un univers qui nous tient à cœur depuis longtemps. C'est bien en tant que participant-e-s qu'on s'est embarqué-e-s dans ce projet. On était intrigué-e-s par ce qui s'était passé dans cette ville "avant". Des lieux, des collectifs dont on avait seulement entendu parler... Le squat des Hell's Angels derrière la gare, par exemple, qu'est-ce que c'est que ça ? Donc oui, clairement il y a tout un pan de ce qui est raconté dans le bouquin qu'on ignorait complètement avant de s'y plonger. On en a profité pour tâcher de reconstituer le chemin qui avait amené à aujourd'hui, et essayer de rendre hommage à des personnes et des collectifs qui ont beaucoup œuvré et qui ne sont plus là.

Grenoble Calling fonctionne sur le principe de "l'histoire orale". Qu'est-ce qui vous a poussé à privilégier ce format ?
Quand on a commencé, on était loin d'imaginer la forme finale. Fanzine, livre... Ça s'est précisé en cours de travail, et à un moment, on a opté pour cette forme de montage de paroles directes, sans commentaires supplémentaires, parce qu'on voulait garder la force de ce que les interviewé-e-s avaient vécu à ces périodes de leurs vies. En dehors des expériences individuelles, on voulait également qu'à la lecture, on retrouve le collectif, qui tient une grande part dans les pratiques punk et DIY. Alors, l'idée de "faire discuter les personnes entre elles" est venue du coup assez vite. Déjà parce qu'il nous est arrivé d'interviewer plusieurs personnes en même temps, et parce que les récits se croisaient, évidemment. On a puisé de l'inspiration dans des livres qui utilisent cette forme pour permettre cette plongée dans le vécu, sans fard, avec autant de rigolades que de moments difficiles : des bouquins comme Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain, The Other Hollywood de Legs McNeil et Jennifer Osborne, Dilapide ta jeunesse de Jürgen Teipel ou Baignoires, hépatites et autres histoires de NOFX et Jeff Alulis.

Et à partir de quel stade les éditions Le Monde à l'envers se sont-elles retrouvées impliquées ?
La maison d'édition n'était pas impliquée au début, vu qu'on ne savait pas vraiment ce qu'on voulait faire... à part qu'on voulait faire "quelque chose". Quand le projet de livre s'est formalisé il y a un an, un an et demi, c'était important de pouvoir s'appuyer sur des personnes extérieures - il y a aussi eu un certain nombre de copains-copines qui nous ont relu et fait bénéficier de leurs retours. C'est d'ailleurs l'occasion de redire qu'un bouquin comme ça ne se fait pas à deux : la maison d'édition, les relecteurs et relectrices, les personnes interviewées bien sûr, Richard B. de l'Atelier Octobre qui a fait un super boulot sur la mise en page, notre correctrice très modeste, les ami-e-s qui sont venus imprimer la couverture en sérigraphie, les copains et copines pour les conseils... Ce qui est assez cohérent pour raconter cette histoire collective.

Pouvez-vous retracer pas à pas les différentes étapes qui ont permis d'arriver au résultat final ?
On a commencé en faisant quelques entretiens des différentes périodes et, devant la masse de boulot qui est apparue devant nous, on a été obligé-e-s de s'organiser un peu ! La première année, on s'est plutôt concentré-e-s sur la période années 1980. Puis, en même temps qu'on faisait une première mouture de ces chapitres, on a réalisé les entretiens des années 1990, etc. Ensuite, il y a eu des changements, des surprises : à la suite des retours de nos relecteurs et relectrices, ou parce qu'on débusquait une nouvelle personne qui nous parlait d'une période antérieure à celle pour laquelle on la sollicitait. Donc, au bout de quelques mois, on a vu à peu près quelle forme ça allait prendre. On a alors cherché à ce que nos interviewé-e-s explicitent bien ce qu'ils et elles voulaient dire. Pas de notes de bas de page, pas de commentaires : c'était aux interviewé-e-s de nous raconter clairement la période ! On n'a pas cherché à obtenir certaines réponses, mais on avait besoin que les gens s'expriment clairement, de façon à être compris-e-s par des néophytes. 

L'approche chronologique a-t-elle engendré des frustrations quant au fait de ne pas pouvoir approcher certaines thématiques propres à la scène dans son ensemble d'un seul bloc ?
Ça nous semblait nécessaire que ce ne soit pas un livre qui raconte une histoire figée. On voulait dessiner une ligne, ou des lignes, entre des vieilles histoires et le présent. Montrer les continuités, les ruptures... On est donc restée-e-s dans une approche globalement chronologique, en tout cas par décennies. Mais ça nous tenait à cœur d'évoquer dans le rendu final différents thèmes qu'on avait croisés au fil des entretiens. Les chapitres sont donc globalement thématiques, tournés vers un lieu, un groupe, un collectif, un sujet. Et ça nous satisfait assez : l'ordre chronologique strict n'était pas si important. Par contre, regrouper certaines thématiques en un seul bloc sans notre fil chronologique, ça aurait signifié qu'on résumait tout un tas d'expériences collectives et individuelles, de questions, d'évolutions, de transmissions sur de nombreuses années à des sortes d'évidences liées au punk et au DIY, ce qui allait à l'encontre de ce qu'on voulait faire. On voulait que ça reste concret : c'est un travail d'enquête, une histoire sensible, pas une synthèse.

Le spectre tant historique que thématique que vous abordez étant extrêmement large, comment avez-vous fait pour délimiter au mieux votre sujet ?
On a pas mal discuté de cette question, surtout la première année d'entretiens. Quelles sont les bornes pertinentes à fixer à notre sujet ? On s'est retrouvé-e-s autour de ce terme de punk, à condition bien sûr de le prendre au sens large : tous ces courants musicaux, ces pratiques et ces attitudes qui ont navigué jusqu'à nous depuis la fin des années 1970, de squats en guitares saturées, de provoc' débiles en paroles engagées. Punk, alors, au sens de ce mouvement qui refuse d'entrer dans les cases, de se donner une étiquette... même s'il faut parfois s'en donner quelques-unes. Nos critères ont été extrêmement subjectifs. Ça s'est joué sur les rencontres, les choses qu'on avait envie de raconter, des paroles qui nous ont marqué-e-s... Evidemment, ça donne envie de dérouler la ficelle dans d'autres directions, qui sont seulement évoquées dans le bouquin : la scène techno des années 1990-2000 par exemple, les squats... 

Et à l'inverse, vous traitez quand même d'un sujet relativement pointu et underground pour le commun des mortels. Comment avez-vous procédé pour rester pertinents auprès d'un public extérieur à la sphère que vous évoquez dans l'ouvrage ?
Le livre vient de sortir, alors, on doit avouer qu'on n'a pas encore le recul pour savoir s'il est accessible ou non - on espère, c'est tout ! Le pari, c'est que comme le bouquin retrace des vécus, avec ce qu'ils portent de choses chouettes ou difficiles, il transmet des histoires multiples de personnes passionnées. On peut tomber dedans même sans être "spécialiste du punk", juste avec la force des histoires. Par exemple, sur un des bouquins qu'on citait plus haut, nous, on n'avait jamais vraiment écouté NOFX mais on a aimé leur bouquin aussi pour ça. Le punk est traversé depuis longtemps par plein de réflexions qui font écho aujourd'hui : le féminisme, l'écologie, le végétarisme, le véganisme, le DIY. Ce sont des thèmes qui étaient très présents dans la scène punk des années 1990 par exemple et qui aujourd'hui sont beaucoup plus présents dans la culture dominante. Certaines pratiques et certaines esthétiques sont reprises par les médias mainstream, parfois vidées de leur sens politique. D'une certaine façon, des aspects de la contre-culture punk sont partout, dans notre vocabulaire, dans les médias, dans certains écrits, à la radio. Face à cette dépolitisation, on avait envie de remettre du concret, de raconter comment certaines pratiques ont été très fortement ancrées dans un mouvement contestataire, lié à l'anarchisme, à l'illégalité, à des idées révolutionnaires et subversives. Et on raconte ça depuis un point de vue situé : c'est notre histoire du punk, dans cette ville-là. 

C'est évidemment très subjectif, mais j'ai l'impression que les questions d'ordre purement artistique sont très présentes au début de l'ouvrage, avec de nombreuses références très précises... puis qu'elles prennent une part de plus en plus secondaire par rapport au reste au fur et à mesure des discussions avec les différents intervenants. Est-ce également votre ressenti ?
Techniquement, on a assemblé les années 1980 tout au début : on a gardé plein de trucs, parce que ça permet aux lecteurs et aux lectrices de situer le contexte, les influences. Plus on avançait dans les assemblages, plus on a éliminé les "références", le name-dropping de groupes. Mais peut-être aussi qu'on a trouvé plus de discours politiques sur les formes d'organisation dans les entretiens au fil du temps. Un côté moins "la musique avant tout" et une politisation plus grande des pratiques. C'est notable par exemple sur la place des femmes et les thématiques féministes : ça arrive au fil du livre, ça évolue (beaucoup). Il y a un rapport entre politique, grandes idées d'une part, et pratiques concrètes de l'autre. C'est ce que creuse un peu le bouquin. Nous, ce qui nous importait, c'était de mettre en lumière toutes ces pratiques, de les faire dialoguer entre elles. De reconstituer comment on en arrive à la scène d'aujourd'hui. De susciter de l'inventivité, de la réflexivité, de l'enthousiasme. Il y a plein d'expériences desquelles s'inspirer. C'est ça le message : une scène, c'est ce qu'on en fait, ce qu'on décide d'en faire. Il n'y a pas une forme unique : le punk, c'est un terrain de jeu.

Grenoble Calling, de Nicolas Bonanni et Margaux Capelier (éditions Le Monde à l'envers). En vente aux librairies les Modernes et Le Square, au café-bibliothèque Antigone, ainsi que chez les disquaires Discorama et Le Mange-Disque.


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