Petits détours font grands voyages

Selon la Genèse, alors que les hommes s'affairaient à bâtir une tour si grande qu'elle devait toucher le ciel, Dieu décida de semer la confusion en dispersant chez eux des langages différents. "Détours de Babel" s'emploie à démontrer que grâce à l'universalité de la musique, la communication entre les peuples demeure. N'en déplaise au Tout-Puissant.


« On est en train de faire des visas pour trois artistes qui viennent de Sibérie, la Russie vient de passer en zone rouge… » Dans les bureaux du CIMN (Centre International des Musiques Nomades), rue Bayard, on jongle avec les contraintes sanitaires internationales mouvantes, ce qui oblige à adapter au jour le jour le programme des Détours de Babel. Mais l'essentiel est là, avec plus de 170 artistes invités, et une centaine de rendez-vous dans quarante lieux de Grenoble et de l'Isère. « On ne voulait pas passer deux années sans moment festivalier », tranche Benoît Thiebergien, directeur du CIMN, la structure qui porte le festival.

Peur du passe

En 2020, l'annulation est tombée une semaine avant le jour J. « On y a laissé des plumes, certes ; mais on peut dire ce qu'on veut, depuis le début de la crise l'Etat a soutenu l'économie, et a mis en place des dispositifs particuliers pour le monde de la culture. Outre le chômage partiel, nous avons notamment bénéficié d'une aide conséquente du Centre national de la musique. » Et surtout, le CIMN a maintenu son activité, avec des concerts prévus au festival reprogrammés à la rentrée 2020, et des  rendez-vous numériques au printemps 2021, qui ont attiré environ 10.000 personnes sur le dite de Détours de Babel. Une consolation, mais rien qui ne remplace la scène et la rencontre.
La onzième édition se tient donc exceptionnellement au mois de septembre. « Nous sommes habituellement LE festival de printemps. Nous n'avons pas de recul pour savoir comment le public va réagir à ce changement, d'autant que c'est très tôt, en pleine rentrée scolaire... Et il y a le passe sanitaire, dont on peine à mesurer l'impact qu'il aura sur l'affluence. » Benoît Thiebergien l'admet, cette contrainte lui fait peur. « Dans notre public, je crois savoir qu'il y a pas mal de réfractaires au passe sanitaire... »

Mariages mixtes

Programmé à Fontaine, le projet Icare Sampati regroupe, sous la direction d'Alexandros Markeas, un chœur de trente jeunes femmes qui étudient au Bangladesh. L'Asian University for Women de Chittagong accueille des femmes de toute l'Asie du Sud-Est et centrale, dans l'objectif qu'elles accèdent ensuite à des postes à responsabilité dans leurs pays respectifs. « Au sein du chœur il y a des Cambodgiennes, des Chinoises, des Iraniennes, des Irakiennes… Aujourd'hui, l'université est fermée en raison du Covid, et ces filles sont rentrées dans leurs pays respectifs. Parmi elles, douze Afghanes sont coincées dans leur pays, dans la situation que l'on imagine. Nous travaillons avec l'Alliance française et le consulat pour essayer de les exfiltrer du pays, dans un premier temps vers Doha, et si nécessaire à Grenoble, en lien avec la mairie. »
La soirée Icare Sampati, un travail sur les mythes grecs et indiens, aura tout de même lieu le 23 septembre, avec un chœur comprenant quelques-unes de ces voix qui ont pu se déplacer, complété par des chanteuses françaises. « Outre la création originale, on cherche aussi le geste anthropologique derrière. Icare Sampati, c'est presque un projet politique ! » Ce spectacle est l'un des coups de cœur du directeur du CIMN. Ce n'est pas le seul. Nahasdzáán in the glittering world est « une forme d'oratorio qui s'intéresse au chamanisme de la culture navajo, de façon très contemporaine. C'est assez antinomique, voilà pourquoi c'est intéressant. D'ailleurs, une délégation navajo sera présente et elle va bénir le concert ; c'est un rituel important qui reconnaît la valeur du spectacle, dans le contexte des débats sur l'appropriation culturelle de ces dernières années. » Autre « grand moment », garantit Benoît Thiebergien, Yoshitsune. Ce projet singulier regroupera au théâtre Sainte-Marie-d'en-Bas une chanteuse japonaise, Junko Ueda, et un groupe de rock lyonnais, Poil.


Catégorisé « musiques du monde » -une terminologie qui littéralement n'a pas vraiment de sens, Détours de Babel est plus complexe que cela, puisqu'il propose des créations originales, souvent issues de rencontres improbables entre des sonorités, des langues, des genres. « On serait plutôt dans les musiques actuelles, mais extra occidentales », décrypte Benoît Thiebergien. « Cela dit, le terme de « musiques du monde » reste un repère pour le public. Il existe aussi une distinction entre musique savante et musique populaire ; nous n'avons pas voulu choisir notre camp, mais au contraire, construire un pont entre les deux. » Il s'agit surtout de délester le public de ses idées toutes faites. « Si on parle d'un musicien indien, iranien ou africain, on a tout de suite des images qui nous viennent. Détours de Babel permet justement à ces musiciens de sortir de leur appellation d'origine contrôlée. »


Détours de Babel, jusqu'au 8 octobre dans différents lieux de Grenoble et de l'Isère. www.detoursdebabel.fr


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