Rocé : « Notre vision de l'histoire est tronquée »

À l'occasion de son passage à la Bobine le 19 mars dans le cadre du Mois décolonial de Grenoble, on a filé un coup de fil à Rocé pour discuter de ses différents projets mais également de son rapport à l'Histoire et de son intérêt pour les musiques francophones porteuses de sens. Pudique, le rappeur est plus loquace quand il s'agit de parler des autres que de lui-même.


Depuis début 2021, vous avez sorti six titres en ligne. Il sont annonciateurs d’un nouvel opus (le premier depuis 8 ans). Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur celui-ci ?
L’album à venir devrait s’appeler Youcef Kaminsky, qui est mon véritable nom. Ce sera un album dans lequel je me livre de manière assez directe. Sans détour.

Vous abandonnez le pseudo Rocé ?
Non, maintenant ça se complétera. Les gens pourront choisir.

Dans votre premier album vous clamiez vouloir « changer le monde ». Aujourd’hui, dans Spectacle permanent, vous dites « je vois plus quoi faire ». Que s’est-il passé entre-temps ?

Sur l’idée précisément que je peux écrire des morceaux engagés, il n’y a pas de résignation de ma part, mais sur le thème spécifique de ce que j’appelle "le spectacle permanent" effectivement je ne sais plus quoi faire. Avec ce morceau, l’idée était de montrer le paradoxe de devoir participer à l’événementiel pour exister, alors que l’événementiel tel qu’il est, fait partie du problème.

Vous avez vous-même connu les vinyles, l’apogée du CD, la naissance des plateformes... Comment voyez-vous l’industrie musicale actuelle ?
Aujourd’hui, il y a tellement d’outils que chacun doit trouver celui qui lui ressemble. Il y en a pour qui c’est le live, que ce soit dans le métro ou sur Instagram. Il y en a d’autres qui vont se créer des niches avec des trucs rares et chers en vinyle, enfin, certains s’épanouiront sur les plateformes parce qu’ils peuvent y sortir un truc par semaine. Moi, je me retrouve un peu dans tout et ça me convient. Bien sûr après il y a le nerf de la guerre, l’argent. Et pour ça, le live reste le meilleur moyen de s’en sortir.

Parmi les sujets que vous abordez dans vos textes, vous revenez souvent sur le fait que l’histoire des peuples colonisés est trop invisibilisée et ignorée... N’avez-vous pas l’impression que les choses bougent ces dernières années ?
Alors bizarrement non, je ne trouve pas. Je trouve qu’il y a une sorte de confusion. Les gens pensent que ça bouge parce qu’il y a de plus en plus de gens qui disent que ça bouge. C’est une sorte de brouhaha. On a une vision qui est tronquée. Les mentalités n’évoluent pas rapidement. Finalement, en terme de hiérarchie sociale, c’est toujours la même chose : lorsqu’il faut parler des minorités, on n’est jamais à l’aise d’autant que ces sujets sont souvent ramenés de manière forcée.

Pouvez-vous nous parler en quelques mots de la compilation que vous avez dirigée, intitulée Par les damné.e.s de la terre ?
Il s’agit d’une compilation de morceaux en français enregistrés dans les années 1960-1980 et ayant pour sujets les différentes luttes propres à cette période. Le disque est accompagné d’un livret écrit par deux historiens, dans lequel sont donnés des éléments sur les contextes relatifs à chaque morceau. C’est une compilation que j’ai faite par besoin. Moi qui suis friand de musiques écrites en français, au final, je ne m’y retrouvais pas car il y a eu une invisibilisation de ces morceaux engagés produits par la francophonie. Or, pour moi, ces gens-là sont un peu les aînés des rappeurs.
Le rock, la pop, la folk ou l’électro ont déserté la langue française pendant longtemps et au final il n’y avait plus que le rap qui était en français. Ce qui m’intéresse dans la musique, c’est quand on peut la situer dans l'espace et le temps ; paradoxalement c’est ce qui la rend intemporelle.

Vous dites essayer de vous tenir à l’écoute de ce qui se fait… Pouvez-vous nous donner quelques découvertes récentes qui vous ont enthousiasmé ou inspiré ?
J’aime beaucoup la dynamique du label La Souterraine, qui s’inscrit un peu dans la même démarche que ce que j’ai entrepris avec Par les damné.e.s de la terre. Sauf qu'eux, plutôt que d’aller chercher dans le passé, il cherchent ça dans le présent dans toutes les régions francophones, en Bretagne, au Québec, dans les Caraïbes... Pour ma part, je suis assez critique d’une centralisation sur Paris et la métropole et de l’entre-soi du business de la musique. Ce projet permet de rendre les choses plus transversales, mois hiérarchisées et moins parisiennes.


<< article précédent
ASSID Trip à la Bobine