Thomas Deltombe : « Il faut considérer la colonisation comme un système criminel »

Essayiste et éditeur, Thomas Deltombe est l'auteur de plusieurs ouvrages et articles sur le colonialisme français ou la Françafrique. À l'occasion du Mois décolonial à Grenoble, il s'attardera lors d'une conférence sur les statues coloniales qui prennent place dans nos rues en détaillant ce mouvement global qui vise à en déboulonner certaines. 


Comment est né ce mouvement qui vise à déboulonner des statues représentant des figures du colonialisme ?

Le mouvement le plus contemporain est né dans la première moitié des années 2010, notamment en Afrique du Sud autour de la statue de Cecil Rhodes, un colonialiste anglais. Ce mouvement a été médiatisé dans le monde anglo-saxon et s'est répercuté en Angleterre où il y avait également des statues de Rhodes, à Oxford par exemple, mais aussi aux États-Unis, autour des statues de personnalités confédérées qui ont défendu le maintien de l'esclavage, comme le général Robert Lee.

En France, il y a également eu des contestations, dans la France d'outre-mer et puis en France métropolitaine, où un certain nombre de mouvements contestent la perpétuation de la glorification de personnages colonialistes à travers des statues, des noms de rues ou des noms d'établissements. L'idée, c'est de montrer que le racisme ne vient pas de nulle part, qu'il s'inscrit dans une longue histoire de domination raciale, qui s'inscrit elle-même dans la longue histoire de la colonisation. Les statues ou les noms de rues sont la matérialisation concrète de cette histoire ancienne.

S'intéresser aux statues – qui sont au coin de la rue, que tout le monde voit –, c'est une façon pour les mouvements antiracistes d'utiliser des outils facilement abordables afin d'expliquer la perpétuation d'idéologies ou d'imaginaires anciens qui sont, par définition, moins perceptibles.

Vous faites partie du collectif "Faidherbe doit tomber" qui s'interroge sur la statue du général Louis Faidherbe surplombant la place de la République à Lille. Qui était-il et pourquoi doit-il tomber ?

Faidherbe est un général français qui est célébré parce qu'il a été l'un des rares généraux à avoir repoussé les Prussiens pendant la guerre de 1870. Comme, par ailleurs, il était assez opportunistement républicain, et que la plupart des généraux ou des hauts gradés de l'armée française étaient plutôt royalistes ou bonapartistes, il a été célébré par la IIIe République. Au premier abord, il n'est donc pas honoré pour quelque chose de particulièrement choquant. Le problème c'est qu'il a passé trois mois de sa vie à lutter contre l'invasion prussienne de la France… mais participé pendant 40 ans à l'invasion française de l'Afrique !

Faidherbe a été gouverneur du Sénégal pendant une quinzaine d'années, il a été un des conquérants du Sénégal au prix de très violentes répressions contre les populations locales et est ensuite devenu un des grands théoriciens de la colonisation et de la hiérarchisation raciale… Notre collectif interroge les non-dits autour de sa carrière coloniale et le fait que notre ville, comme d'autres, célèbre quelqu'un dont les valeurs vont à l'encontre de celles que nous devons aujourd'hui porter. N'est-il pas choquant, dans une société multiculturelle et à une époque où le racisme est un délit, de célébrer des personnages qui ont consacré leur vie à assujettir des peuples et à théoriser le racisme ?

Pour vous, l'ajout de plaques explicatives sur les statues n'est pas une solution satisfaisante, pour quelles raisons ?

C'est toujours bien les explications…. Mais qui les lit ? C'est ça le problème : une statue se voit de très loin mais une plaque explicative, elle, ne se voit que de très près. Tout le monde peut le constater : personne ne lit ces "plaques explicatives". Par ailleurs, nombre de ces plaques ne disent pas grand-chose de très intéressant. Elles sont souvent l'initiative des autorités locales qui font en sorte de ne choquer personne ; ça donne quelque chose d'un peu consensuel sans expliquer les problèmes de fond. Elles n'ont finalement, selon moi, pour autre finalité que de justifier le maintien des statues et d'escamoter le débat.

Alors, faut-il déboulonner pour autant ?

Tout d'abord, il n'y a pas de recette générale. La première étape, c'est de poser des questions. Les réponses viennent ensuite, et dépendent des lieux, des personnages, des contextes, des histoires… Le retrait des statues est une solution souvent avancée. Mais il y a une sous-question : une fois qu'on les enlève, on les met où ? Est-ce qu'on les jette à la poubelle, est-ce qu'on les met dans un musée ? Toutes ces options sont discutables et intéressantes en fonction des contextes.

Plutôt que de retirer les statues, j'aime bien l'idée de les renverser symboliquement, de les transformer, d'en faire autre chose que ce qu'elles sont destinées à être au départ. Bref, transfigurer les statues plutôt que les enlever. Beaucoup de choses très imaginatives ont été faites de par le monde, qui méritent d'être évoquées pour pouvoir, d'une certaine façon, avancer sans nécessairement effacer.

Par exemple, suite au renversement de la statue de l'esclavagiste Edward Colston en 2020 à Bristol, l'artiste Banksy avait proposé de remettre la statue sur son piédestal en statufiant également les manifestants qui l'avaient arrachée. Ce que je propose, à Lille, c'est de jouer sur le mot "Faidherbe", comme l'ont fait d'ailleurs certains de ses contemporains. Une des idées pourrait être de végétaliser la statue, de laisser la nature reprendre ses droits sur un vieux monument colonial, de dire qu'aujourd'hui on a d'autres types de valeurs que celles de l'époque, notamment le respect de l'environnement et de la planète. On n'enlèverait pas la statue mais la nature et le temps qui passe l'effaceraient et la transformeraient.

En France, pourquoi la colonisation est-elle toujours un tabou ?

Les schémas coloniaux sont très profondément enracinés dans les imaginaires sociaux : il est très difficile de déraciner ce genre d'imaginaire, qui renvoie à l'image que notre société se fait de sa place dans le monde. Depuis au moins la Révolution de 1789, on a cette idée que la France a une sorte de mission : en tant que « patrie des droits de l'homme », elle défendrait par nature des valeurs justes et universelles. Mais la réalité historique n'est pas aussi reluisante… Jusqu'à présent, les élites françaises se sont limitées à condamner ce qu'on appelle les "excès du colonialisme" : tout le monde est d'accord pour dire que la colonisation a eu des "aspects négatifs" (des violences, des injustices, du racisme…). Il faut désormais passer à l'étape suivante : considérer la colonisation comme un système criminel en soi. Comprendre que le colonialisme n'a pas d'"aspect positif" : c'est un système de domination, dont il est aujourd'hui nécessaire de sortir.

Le Mois décolonial du samedi 4 mars au samedi 8 avril à Grenoble, programme complet sur moisdecolonial.fr
Conférence de Thomas Deltombe le samedi 11 mars à 17h30 à la MNEI, prix libre


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