Wassyla Tamzali : « Si la révolution iranienne réussit, ce sera un peu comme la chute du mur de Berlin »

Écrivaine et militante féministe, l'Algérienne Wassyla Tamzali sera à Grenoble le 17 mars pour donner une conférence sur "La place des femmes dans les mouvements révolutionnaires : Tunisie, Algérie, Iran". Entretien avec une indocile de 81 ans, qui a passé sa vie à se battre contre la domination masculine.


Les femmes ont-elles été des moteurs des mouvements populaires de contestation en Tunisie et en Algérie, étant donné que leurs conditions de vie sont globalement plus dures encore que celles des hommes ? 

Au départ, pour la Tunisie et l'Algérie, il y a une préoccupation sociale certaine, qui vise les conditions de la vie en général – l'habitat, etc. Mais ces révolutions relèvent plus d'une question de dignité que d'économie, même si l'élément déclencheur en Tunisie est porté par un vendeur de légumes ambulant (Mohamed Bouazizi, qui s'est donné la mort en s'immolant le 17 décembre 2010, ndlr) ; mais je pense que c'est plus parce qu'il a été méprisé que pour sa situation économique.

Le peuple qui marche dans les rues d'Alger pendant une année (pour s'opposer à une nouvelle candidature de Bouteflika en 2019, mouvement stoppé par l'irruption du Covid, ndlr), c'est davantage pour la dignité que pour une demande économique. On est loin d'une révolte du pain.

Dans cette révolte pour la dignité, en Tunisie comme en Algérie, la question des femmes est centrale. D'abord, parce que c'est elles qui portent le plus le fardeau des inégalités sociales, mais aussi de l'inégalité patriarcale. Dans ce contexte-là, la présence des femmes en tant que citoyennes est très importante. Elles partagent les mêmes problèmes que l'ensemble de la société, et en même temps elles sont plus défavorisées. Et c'est sur elles que reposent aussi, en partie, les systèmes politiques.

« La domination des femmes console les hommes, d'une certaine manière, de leur impuissance et du mépris politique dans lequel on les tient : le seul pouvoir qu'on laisse au citoyen, c'est celui sur les femmes »

C'est-à-dire ?

Les patriarcats dans les pays musulmans ont été légitimés et renforcés par la référence à l'islam. Dans ces pays, c'est un instrument de pouvoir et non de religion, de croyance. L'islam est une idéologie politique très forte, un instrument de pouvoir extraordinaire, autant que la domination des femmes par les hommes. Ça console les hommes, d'une certaine manière, de leur impuissance et du mépris politique dans lesquels on les tient. Le citoyen, dans ces pays-là, n'a aucun pouvoir. Le seul pouvoir qu'on lui laisse, c'est celui sur les femmes. C'est rarement signalé, mais je crois que c'est un élément clé de la domination des femmes dans ces pays-là.

L'islam comme idéologie politique peut-il exister sans être un outil de domination des femmes ? 

Absolument pas. C'est tellement documenté que ce n'est même plus la peine d'en parler ! D'ailleurs l'islam est devenu une morale sexuelle, dans la mesure où il ne parle et ne s'intéresse qu'à la hiérarchie des sexes. On ne parle que de ça ! La grande force de coercition de l'islam, c'est qu'il porte en lui l'absence de la liberté de conscience. S'il y avait une liberté de conscience reconnue, on pourrait discuter ; là, on ne discute plus. On discute avec les armes, l'emprisonnement, le voile, l'enfermement des femmes… On ne parle plus de l'islam.

Au terme des mouvements de contestation, les Algériennes n'ont pas obtenu l'égalité demandée. 

Ma conviction est que si le Hirak (série de manifestations en 2019 et 2021, ndlr) n'a pas réussi, c'est parce qu'on n'a pas voulu aborder la question des femmes, qui est fondamentale. Dans ces pays où le patriarcat est un élément de conservation des pouvoirs en place, la révolution passe par la question des femmes.

Si j'ai choisi de mettre en perspective ces trois mouvements historiques, c'est parce qu'ils mettent en lumière, à mon sens, le rôle prépondérant de la question des femmes. Et je pense que la chance de réussite de la révolte iranienne vient du fait que, pour la première fois dans ces pays-là, on assiste à une révolution inaugurée par les femmes, portée par les femmes et sur le sujet des femmes. Cet élément me semble fondamental pour porter une révolution jusqu'à son expression, c'est-à-dire le renversement du régime actuel.

En Algérie, un collectif de femmes, le Carré féministe, est né durant le Hirak en 2019. Que s'est-il passé ? 

Le Carré féministe a été créé par des associations pour rendre plus visible la question des femmes à l'intérieur de la marche. Il a mis à jour une hostilité latente contre la question des femmes dans le Hirak. Et tant qu'on ne l'avait pas posé d'une manière aussi claire, personne ne s'en rendait compte. Il y avait une euphorie générale : on est tous des frères, on est tous des sœurs, on lutte pour la liberté… Mais dès l'instant où on pose très clairement la question de la liberté des femmes, l'absence de consensus est révélée. Et comme dit Jacques Rancière, une population qui marche, tant qu'elle n'a pas accepté le dissensus, ce n'est pas un peuple. Un peuple qui marche pour la révolution, c'est un peuple qui a résolu, d'une manière symbolique, la question du dissensus.

Je ne suis pas politologue mais je sais très bien que les femmes, autant que la religion, ne sont qu'une arme entre les mains du pouvoir. Il n'empêche que ces sujets de la hiérarchie des sexes, de l'organisation de la famille, restent l'image emblématique et visible de la grande querelle du peuple algérien.

J'accentue les traits pour sortir des idées toutes faites. C'est ce que je vais essayer d'apporter à Grenoble. Mon expérience, et remettre les choses à la bonne place : la religion, etc. Parce qu'en France, on a fait de l'islam le repoussoir de toute discussion et de tout dialogue ; alors que l'islam dans les pays musulmans n'est qu'un instrument politique. L'islam, on lui fait dire ce qu'on veut, c'est une religion. Vous savez, la religion ne vient pas du ciel, elle vient de la terre, des sociétés qui s'identifient à elle. En France, l'islamophobie ne naît pas d'une guerre de religion entre les chrétiens et les musulmans ; elle naît du racisme.

« Ce n'est pas l'Europe qui a fait naître le féminisme dans ces pays. Le féminisme arabe est né dans les pays arabes. »

Au-delà des contestations des années 2010, comment évolue, en Tunisie et en Algérie, la situation des femmes ?

Toutes les femmes algériennes, comme les marocaines, tunisiennes, avec qui je préparais les conférences internationales à l'Unesco, sont nées au féminisme dans les années 70. En même temps qu'en Europe. Ce n'est pas l'Europe qui a fait naître le féminisme dans ces pays. Le féminisme arabe est né dans les pays arabes. Je pense par exemple à l'Égypte, à Huda Sharawi, qui en 1925 a créé L'Égyptienne, revue féministe... Ensuite, la bataille a été beaucoup plus difficile car nous n'avons pas eu la période de modernité qu'a connue l'Occident. Les pays arabes comme l'Algérie n'ont pas pu la connaître d'abord parce qu'ils étaient colonisés, et que la colonisation, c'était peut-être le régime le plus rétrograde qu'on peut imaginer. En Algérie, la France n'a été ni moderne, ni laïque, ni droits de l'homme : elle a été tout le contraire ! Elle a obligé l'Algérie à se couler dans ce moule colonialiste, et les réactions à ce moule ont été du même ordre.

Pendant la colonisation, il y a eu chez certaines élites, en ville, une culture urbaine qui a permis à des femmes de se moderniser. Dans ma famille, on envoyait les filles à l'école dès les années 1930, et même avant ; ce n'était pas du tout pour imiter les Français, c'était pour devenir fort par rapport à cet Occident qui semblait plus fort que nous. Je ne peux pas prendre ma famille en exemple, mais pour vous donner une idée, notre modernité existait contre la France – même si on envoyait les enfants à l'école française. Quand on achetait une ferme, on disait : on vient de libérer une petite partie de l'Algérie !

Il y a aujourd'hui une régression des idées et de la pensée. Mais il y a aussi une avancée du féminisme considérable chez les filles éduquées. Ça, c'est fondamental ! Hier, j'étais avec une artiste algérienne qui vit dans une famille extrêmement conservatrice – elle est obligée de se voiler quand elle retourne dans son village –, mais qui est d'un féminisme fulgurant, et qui me donne des leçons, à moi ! Nous, nous avons connu un féminisme intellectuel, savant, parce que dans nos familles nous n'étions pas discriminées à ce point, et nous étions portées par un mouvement de modernité. Mais aujourd'hui, quand nous sommes confrontés à des jeunes femmes qui ont 20 ou 30 ans, et qui vivent dans des situations épouvantables de pression au nom de la religion, nous sommes devant un féminisme radical, beaucoup plus radical que le nôtre.

Pourriez-vous nous dire un mot sur le centre d'art que vous avez fondé à Alger, les Ateliers sauvages ?

Je pense qu'aujourd'hui, la réponse ne peut pas être politique, malheureusement. La réponse est culturelle. Il nous faut continuer à entretenir des espaces de réflexion et de liberté, de création. Ce point de vue est partagé par beaucoup d'intellectuels et militants politiques. Le temps des révolutions, malheureusement, ne semble plus être à l'ordre du jour (on voit bien la situation de la Tunisie). Il faut cesser, peut-être, de faire des attaques frontales pour réfléchir de manière plus profonde, plus subjective. Les Ateliers sauvages, créés en 2015, ont d'une certaine manière anticipé cette pensée.

Ce qu'il faut retenir, c'est que le mouvement historique de l'islam politique est né en Iran. Et si la révolution iranienne réussit, je pense que ce sera un peu comme la chute du mur de Berlin.

Wassyla Tamzali conférence-débat vendredi 17 mars à 18h30 à la Maison du tourisme, entrée libre


Mini-bio

10 juillet 1941 / Naissance à Bejaïa

1966 / Elle devient avocate à la cour d'Alger

1992 / Cofondatrice du collectif Maghreb Égalité

1996 / Nommée directrice du programme de l'UNESCO pour la promotion de la condition des femmes en Méditerranée

2007 / Parution de Une éducation algérienne : de la révolution à la décennie noire, (Gallimard), prix Essai France Télévisions 2008

2009 / Parution de Une femme en colère ; lettre d'Alger aux Européens désabusés (Gallimard)

2010 / Parution de Burqa ? (avec Claude Ber) (Gallimard)

2012 / Elle dirige l'ouvrage collectif Histoires minuscules des révolutions arabes (Chèvre-feuille étoilée)

2015 / Elle fonde Les Ateliers Sauvages, un centre d'art, à Alger

2021 / Parution de La Tristesse est un mur entre deux jardins : Algérie, France, Féminisme (Odile Jacob), avec Michelle Perrot

 


<< article précédent
Godard tout court à la Cinémathèque