Eva Doumbia : « Raconter une France qui ne s'écrit pas »

Avec "Le Iench", la metteuse en scène et autrice Eva Doumbia, cofondatrice du collectif Décoloniser les arts, propose une pièce politique (et réussie) centrée sur une famille afro-européenne – notamment le fils qui, avec son désir de chien, « veut abattre les obstacles à la banalité pour les garçons noirs ». On l'a interviewée avant sa venue à la MC2.


Le Iench,  c'est le chien en verlan. Pourquoi ce titre ? 

Eva Doumbia : Le chien est l'animal de compagnie qu'on imagine toujours présent dans la famille en Occident. Or, dans les cultures africaines, on ne le retrouve pas. Avec cette histoire de chien, je voulais symboliser le désir de banalité de mon personnage principal. Quant au fait de le nommer en verlan, c'est une volonté de situer l'action dans un milieu populaire.

Vous expliquez avoir écrit, avec Le Iench, la pièce que vous ne trouviez pas en France…

Oui. Cette pièce de la famille noire, elle existe dans le monde anglophone, avec notamment un texte de l'autrice américaine Lorraine Hansberry publié en 1959 et récemment traduit en français à L'Arche (Un raisin au soleil, sur la vie d'une famille du quartier noir de Chicago dans les années 1950, ndlr) ; mais je ne la trouvais pas dans le monde français. Cette absence montre tout simplement l'invisibilisation des familles noires dans le répertoire théâtral français.

L'idée, c'est donc de proposer d'autres récits, des contre-récits, pour raconter une France qui ne s'écrit pas. On a besoin d'identification. Je le rappelle : la France n'est pas blanche à 100% ; il y a environ 30% de la population qui n'est pas blanche ! Donc plutôt que de faire rentrer des carrés dans des ronds en se disant que tout le monde va, par exemple, s'identifier à Nora, le personnage blanc et bourgeois de la pièce d'Ibsen Une maison de poupée, il faut que le théâtre propose une plus grande diversité d'imaginaires, à tous les publics. Car si quand j'écris, je le fais d'abord pour que des gens qui me ressemblent et qui ressemblent à mes personnages puissent s'identifier, je le fais aussi pour faire partager une réalité à un public qui ne nous ressemble pas.

Votre propos est ouvertement politique. Comment l'articulez-vous avec votre démarche artistique ?

Dans mon travail, j'essaie toujours de faire en sorte de trouver une forme artistique qui épouse le propos. Dans mon prochain texte, qui raconte un autre moment de cette même famille – la Seconde Guerre mondiale –, je serai dans quelque chose de plus lyrique, de plus romanesque. Concernant Le Iench, pour moi, l'histoire de Drissa est une tragédie – on sait dès le début qu'il va mourir –, j'ai donc travaillé une forme qui matérialise cette tragédie contemporaine (la pièce évoque les violences policières, ndlr) en récupérant les codes de la tragédie antique.

Comment a été reçu le spectacle, créé en 2020 ?

Je pense que Le Iench est arrivé dans un moment de l'histoire du théâtre français où l'on avait besoin de ce type de récit. Je l'ai senti dans l'accueil. Auparavant, j'avais écrit d'autres textes, notamment Les Anges rouges de la ville autour des violences urbaines : la réception à sa sortie en 1999 avait été très violente, notamment de la part d'une grande partie de la profession majoritairement blanche. Après ça, j'ai arrêté d'écrire pendant presque 15 ans. Maintenant, le contexte a changé, des gens, comme le metteur en scène David Bobée qui a coproduit Le Iench lorsqu'il dirigeait le CDN de Rouen, ont le courage de s'emparer de ces enjeux, et tant mieux.

Le Iench mercredi 22 et jeudi 23 mars à la MC2 ; de 5€ à 28€


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