Mal blanc

Dans les mains du metteur en scène Jean-François Sivadier et portée par d'excellents comédiens (dont Adama Diop et Nicolas Bouchaud), la tragédie shakespearienne prend des accents contemporains sans se départir de sa force initiale – une histoire de poison de la jalousie et de racisme. Une réussite à découvrir à la MC2.


Et soudain, dès les premières scènes d'Othello, l'évidence s'impose une nouvelle fois : Jean-François Sivadier, 60 ans cet été, est l'un des metteurs en scène les plus intelligents de notre époque. Non pas qu'il révolutionne le théâtre, lui qui aime tant s'attaquer aux classiques du répertoire – aujourd'hui Shakespeare ; hier Un ennemi du peuple d'Ibsen et Dom Juan de Molière ; avant-hier La Vie de Galilée de Brecht, son succès d'il y a 20 ans plusieurs fois repris. Il s'agit plutôt, pour lui, de proposer un travail centré sur le verbe, le jeu et le plaisir.

Comprendre qu'un spectacle de Jean-François Sivadier est une aventure collective et généreuse incluant les interprètes au plateau (sept ici, toutes et tous excellents), les artisans de l'ombre en coulisse (ses décors ne sont pas aussi simples qu'ils en ont l'air) et, surtout, le public, dans la plus belle tradition d'un art dit populaire. Ce qu'il a fait de la tragédie de la jalousie écrite par Shakespeare au début du XVIIe siècle le prouve de nouveau, son aventure de 3h20 avec entracte, créée en novembre 2022 à Angers et en tournée depuis, étant un grand moment de théâtre.

Othello et Iago

Au centre du texte de Shakespeare, deux hommes : Othello, général appelé "le Maure" (c'est un ancien esclave noir) par les habitants de Venise bien décidés à ne pas le voir comme un semblable ; et Iago, officier d'Othello pétri d'ambitions personnelles. C'est la jalousie macabre du second envers le premier, et non la guerre avec les Turcs, qui sera le moteur de toute l'intrigue. Iago, mécontent de ne pas avoir été promu par son chef, va tout essayer pour le faire tomber, usant de stratagèmes retors tandis qu'Othello, jusqu'au dernier moment, a pleinement confiance en son soldat.

Iago, c'est Nicolas Bouchaud, fidèle interprète de Jean-François Sivadier et sans doute l'un des comédiens les plus captivants de ces dernières années, capable de se glisser dans n'importe quel rôle avec une aisance bluffante. Il est à son meilleur, offrant des airs de one-man-show à certaines scènes – Jean-François Sivadier a pensé le personnage autant comme un monstre froid qu'un clown tristement comique. À ses côtés, dans la peau d'Othello, il y a le magnétique Adama Diop (vu notamment chez Tiago Rodrigues et Julien Gosselin), stature royale, au-dessus de la mêlée avec son jeu plus en retenue, matérialisant l'incapacité du héros à voir la menace arriver. Un magnifique couple de théâtre, étincelant dans la scène où leur dialogue se mange littéralement.

Othello et aujourd'hui

Ça aurait pu être un acte anodin ; une décision artistique comme une autre. Mais avec le Franco-Sénégalais Adama Diop, Jean-François Sivadier distribue un comédien noir dans l'un des rares rôles noirs du répertoire, alors que, par le passé, dans de nombreuses mises en scène de ce texte, Othello était joué par un comédien blanc, parfois le visage peint en noir – la tradition raciste du blackface, ici habilement renversée en fin de représentation. Les temps ont changé, Jean-François Sivadier l'a compris, et avec ce parti pris, il renforce l'aspect dénonciation du racisme de la pièce de Shakespeare, tout en refusant les assignations puisqu'il a proposé le rôle du Doge de Venise, représentant d'une société raciste, à une comédienne noire.

Il livre également, avec cette histoire tournant principalement autour de la rivalité masculine, un spectacle aux accents féministes. Il accorde ainsi au personnage de Desdémone, la jeune femme qui a épousé Othello contre l'avis de son père et de la bonne société vénitienne, une dignité qui éclaire la violence insupportable du tableau final. « Avec Émilie Lehuraux, qui interprète Desdémone, nous avons cherché à être au plus près du comportement d'une jeune femme d'aujourd'hui qui se retrouverait dans cette situation. On a effacé la couleur romantique, le côté "blanche colombe" » explique Jean-François Sivadier (extrait d'une interview accordée au Théâtre de l'Odéon).

En ajoutant également au texte initial des bribes de wolof et certaines réflexions sur notre monde patriarcal, Jean-François Sivadier permet alors à l'œuvre de Shakespeare de prendre une dimension contemporaine sans pour autant lui faire dire ce qu'elle ne dit pas. Un travail d'une intelligence folle, vraiment.

Othello du mercredi 26 au vendredi 28 avril à 15h30 à la MC2 ; de 5€ à 30€


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