Culture pour tous ?

Acteurs culturels et institutions multiplient les efforts pour garantir l'accès à la culture aux personnes handicapées. Néanmoins, l'offre proposée reste limitée, et nous laisse loin du grand principe républicain d'égalité de tous. 


La prise de conscience des acteurs culturels est actée, pour Paule-Catherine Arnaud-Gigon, chargée du thème de l'accès à la culture chez HandiRéseau38 : « À mon sens, il n'y a plus une seule salle qui ne se préoccupe pas de la question du handicap. Après, entre bonne volonté et savoir-faire, il y a un delta important. » Des actions vertueuses sont initiées ou entérinées, quoique beaucoup admettent qu'il faudrait en faire plus… Participer à la vie culturelle de la cité n'est pas chose aisée pour nombre de personnes en situation de handicap. Plus d'une sur deux trouve que l'accès à la culture est difficile (*). La même étude montre que les personnes handicapées perçoivent globalement des améliorations, bien que de nombreux freins subsistent (communication, accès, coût, affluence, etc.). Par ailleurs, il existe encore de grandes disparités selon les types de handicap (visuel, auditif, moteur, psychique ou mental).

« Je trouve que la société a fortement évolué, mais on se sent encore beaucoup regardés. »

« J'ai l'impression qu'on part d'un niveau assez satisfaisant à Grenoble », avance Pierre Delermeaux, en charge de la programmation des soirées apéromix à La Bobine. En dépit de sa mobilité réduite, les habitudes culturelles de ce dernier sont bien huilées dans différents cinémas, salles de concerts et musées de l'agglomération. Pour d'autres, profiter d'une sortie sonne différemment : « Sortir nous demande tellement d'énergie qu'on apprécie de savoir qu'un accueil particulier nous sera réservé », confie Agathe Frys, mère de trois enfants dont Redouane, polyhandicapé. Bénévole au sein des réseaux Ciné-Relax (ex Ciné-ma différence) et Loisirs Pluriels, elle rappelle en passant que l'acceptabilité sociale du handicap a encore du chemin à faire : « Je trouve que la société a fortement évolué, mais on se sent encore beaucoup regardés. » Et l'autocensure n'est jamais loin : « Ça peut être difficile à vivre psychologiquement pour certains parents qui n'osent pas ou n'assument pas de sortir. »

Faire et faire savoir

Les handicapés comme les valides dépendent des outils de communication supposés les tenir informés de l'offre culturelle locale. Bémol, cette étape ne répond pas toujours aux besoins spécifiques des handicaps variés. Quentin Darcq, qui a un handicap moteur, observe : « Sur les pages internet des lieux, sur les pages Facebook d'un événement, il est essentiel de fournir des informations détaillées sur l'accessibilité. Trouver ces informations, qui sont rarement mentionnées, est souvent une lutte qui coûte du temps et de l'énergie. Même quand la destination n'est pas accessible, il est important de le préciser ! » Quentin invite également les acteurs culturels désireux d'accessibiliser leurs événements à consulter le « très bon guide élaboré par le collectif les Dévalideuses, disponible en ligne ».

Justine Bermond, de l'Association des sourds de Grenoble (ASG38), souligne que le simple pictogramme "Langue des Signes Française" (LSF) ne suffit pas. En effet, le taux d'illettrisme est très élevé parmi les personnes sourdes et malentendantes : donc sur une affiche, un dépliant ou un site internet, elles voient le pictogramme LSF mais beaucoup ne peuvent comprendre pleinement l'événement. Justine suggère la démocratisation des présentations vidéo en LSF en amont, pour une meilleure compréhension. « La difficulté d'accueil d'une personne sourde est plus à rapprocher de l'accueil d'un étranger dont on ne parle pas la langue que d'une personne diminuée », complète Émilie Scemama, également de l'ASG38.

Envisager une version braille ou en gros caractères garantit également aux non-voyants et malvoyants d'accéder à l'information. « Nous le faisons quand il s'agit des programmes de spectacles adaptés », indique Elodie Janvier, chargée des relations avec les publics à la MC2. Ces programmes sont également disponibles en Facile À Lire et à Comprendre (FALC), une rédaction en français simplifié accessible aux personnes mentalement déficientes, mais aussi aux enfants ou aux non francophones. Un outil que HandiRéseaux38 aimerait voir largement étendu. Paule-Catherine Arnaud-Gigon : « Je mets au défi n'importe qui de comprendre de quoi parle à première vue une plaquette de la MC2 par exemple, sauf si on a fait quelques études ou si on a une connaissance du milieu. Même à l'Espace 600 qui est un endroit pour jeunes publics, il faut décrypter ! »

À l'heure de la dématérialisation, l'accessibilité numérique est un enjeu crucial pour les personnes en situation de handicap. Cela se traduit, à titre d'exemple, par la possibilité de modifier la taille du texte, naviguer sur le site avec un clavier, utiliser des technologies d'assistance ou offrir des alternatives aux images et vidéos. Coûteuse et rarement priorisée, l'accessibilisation d'un site web est un chantier sur lequel certaines structures culturelles agissent : « Notre site web deviendra accessible pour la saison 2023/2024 », indique Laurence Bardini, directrice de la communication de l'Hexagone à Meylan.

Vers plus de contenus adaptés

Au-delà des barrières communicationnelles, le manque, sinon la limitation de l'offre culturelle adaptée est encore un obstacle. Le bassin grenoblois compte heureusement des personnels sensibilisés, formés ou autodidactes, qui tentent de faire bouger les lignes. « On a cette chance que tout le service de médiation ait reçu une formation en 2006 », témoigne Laurence Gervot-Rostaing, l'une des deux médiatrices du musée de Grenoble avec Béatrice Mailloux. Avec 106 groupes "à besoins spécifiques" accueillis sur la saison, leur savoir-faire est régulièrement sollicité par d'autres acteurs régionaux (et même jusqu'à Séoul !). En étroite collaboration avec l'Association Valentin Haüy notamment, ces dernières se sont spécialisées dans l'organisation de visites tactiles proposées aux adultes malvoyants et non-voyants.

Si l'approche tactile a du succès, elle se limite souvent à la possibilité de toucher des reproductions d'œuvres. À 800€ pièce en moyenne, l'offre est limitée. Pour autant, le musée de la Révolution française, à Vizille, envisage cette piste pour 2024. Certains voudraient aller plus loin et permettre de toucher des œuvres originales. « Je trouverais ça normal, sans les détériorer ou les endommager. Je suis pour des dérogations dans certains cas », commente Philippe Mariage, militant à l'APF France Handicap, à l'AFM Téléthon et représentant de la cause auprès des collectivités locales. Sur certaines collections, le musée de Grenoble et le musée Hector-Berlioz l'autorisent.

Le Muséum de Grenoble est particulièrement avancé sur l'inclusivité, en grande partie grâce à Olivier Marreau, médiateur culturel en LSF et lui-même sourd-muet. Il assure les visites du parcours scientifique Nos voisins les vivants, d'ailleurs entièrement disponible en FALC.

Mais devant les musées et les théâtres, le cinéma reste le premier choix de sortie culturelle pour 88% des personnes handicapées*. Mon Ciné et la Vence Scène proposent des séances dites Ciné-Relax. Tous publics, elles garantissent un accueil bienveillant aux personnes autistes par exemple, ou à tous ceux dont le handicap entraîne des troubles du comportement. « On travaille avec le projectionniste, il n'y a pas de pub, le son est atténué, la lumière diminue progressivement », explique Agathe Frys, bénévole lors de ces séances. « Pour ma famille, Ciné-Relax a été un tremplin pour aller ensuite au Pathé Échirolles. »

A l'approche de l'été, les festivals se mettent aussi au diapason. Dans la région, le Vercors Music Festival, Musilac et Jazz à Vienne sont connus pour leurs dispositifs conséquents en faveur de l'accessibilité. Au-delà de l'aménagement matériel, ils proposent des tarifs adaptés, une communication spécifique, des zones relax, des bénévoles dédiés à ce public, etc. « L'an dernier, le Vercors Music Festival a accueilli plus de 130 festivaliers porteurs d'un handicap, dont trois familles avec de jeunes autistes », indique Laurine Clauzier, la coordinatrice. Le festival d'Autrans consacre huit bénévoles à ce public spécifique.

Barrières physiques et budgétaires

Le point noir reste l'accessibilité physique : absence de rampes d'accès, d'ascenseurs, de toilettes adaptées, de places réservées... « Les cinémas, c'est souvent là où le bât blesse. La Nef n'est pas vraiment accessible ; au Club, ils ont fait ce qu'ils ont pu (3 salles accessibles sur 5), le Méliès, c'est top, avec un seul bémol : la lourdeur de la porte d'entrée », liste Philippe Mariage. Onéreux, les aménagements PMR sont un tout autre défi quand il s'agit de bâtiments ayant une architecture et un mobilier complexes. « Quand j'étais directeur de théâtre à Saint-Étienne, il fallait que deux techniciens soulèvent la personne en fauteuil, passent au-dessous de la scène et l'emmènent ensuite en salle. C'était non seulement très humiliant, mais dangereux », confie Arnaud Meunier, directeur de la MC2.

Les collectivités assument un rôle de locomotive, malgré le cas épineux des bâtiments historiques. Au Département par exemple, deux des 11 musées du réseau ne sont que partiellement accessibles : le musée Dauphinois et le musée Archéologique, nichés dans les pentes de la Bastille. La Ville de Grenoble rencontre le même problème avec le Palais de l'Université, qui abrite le Ciel. La municipalité assure que le lieu figure « bien sûr à l'Agenda d'Accessibilité Programmée de la Ville de Grenoble ». Une bonne nouvelle donc, qui indique la possibilité technique et économique d'une mise en conformité. Ce même plan prévoit que « deux tiers des musées et des salles de spectacles seront également accessibles aux personnes à mobilité réduite d'ici 2026 ». Un effort nécessaire pour que l'accessibilité des lieux grenoblois soit à la hauteur du réseau de transports, récompensé en 2022 par l'Access City Award de la Commission européenne. Si « l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » sont inscrites dans la loi depuis 2005, malgré les bonnes volontés, le chantier avance mais est loin d'arriver à son terme.

*Résultats de l'enquête handicap et culture publiés en juin 2022 par la Fondation Malakoff Humanis Handicap


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