Quentin Dupieux et Pio Marmaï (Yannick) : « On a traversé un océan d'émotions en six jours »

Surprise de l'été, le nouveau Quentin Dupieux imagine le chaos produit par Yannick, un spectateur de théâtre mécontent du spectacle donné par les comédiens jouant devant ses yeux. Comme toujours derrière la farce, une remise en question des dogmes et une vertigineuse plongée dans le mystère de la création. Tête-à-tête(s) avec le cinéaste et Pio Marmaï.


Depardieu disait que c'était le côté voyou de Truffaut, proche du sien, qui l'avait convaincu de travailler avec lui. Dans votre cas, Quentin, avez-vous reconnu chez Pio le bricoleur qui est en vous ?

Quentin Dupieux : Je bricole et le fait qu'il soit bricoleur, ça a dû nous aider, je pense, dans la communication. On est effectivement un peu du même tonneau, on vient un peu des mêmes zones : il n'y en a pas un qui a fait polytechnique et l'autre qui répare des motos. Mais – ce que je vais dire est un lieu commun – il y a une intensité chez ce mec qui me parle beaucoup, qui est assez rare et qui est un outil fabuleux pour un cinéaste. Parce que même dans ses moments les plus calmes, il a des trucs intenses.

L'écriture s'est-elle faite autour de la personnalité de Pio et des autres comédiens, ou bien vous aviez déjà le script en main ?

Q.D. : Il y a deux méthodes quand j'écris : soit j'écris pour quelqu'un – et puis en fait, trois mois plus tard, on change de comédien parce que ça marche pas. Soit j'écris pour personne, et il faut trouver la meilleure personne. Ici, j'ai écrit pour Raphaël Quenard ; ensuite il a fallu trouver l'interprète de Paul Rivière. Quand on sait qu'on a déjà Raphaël Quenard pour jouer, trouver, c'est mathématique : ça ne va vraiment pas à tout le monde. C'était presque impossible à imaginer.

On ne s'est pas rencontrés et on a fait une bonne scène, non : on a fait un objet qui est phénoménal, qui nous parle à tous les deux au même endroit. On a traversé un océan d'émotions en six jours.

Avec les producteurs, on s'est mis à se poser des questions : « qui pourrait jouer ce comédien, qui va craquer à un moment, qui a cette courbe hyper-élaborée ? » Il n'y avait pas une pluie de possibilités… On s'était loupés avec Pio un an auparavant pour un petit truc – je lui avais proposé une panouille sur Fumer fait tousser mais ça ne s'est pas fait parce que le timing n'était pas bon, il était fatigué avec les Mousquetaires, je ne sais plus. Et finalement, je suis trop content qu'on se soit rencontrés sur Yannick. Parce que c'est total, en fait. On ne s'est pas rencontrés et on a fait une bonne scène, non : on a fait un objet qui est phénoménal, qui nous parle à tous les deux au même endroit. On a traversé un océan d'émotions en six jours.

C'est pas anodin ; c'est pas : « je me suis fait plaisir avec mon film et il est au service de mon film ». On a vraiment partagé un truc – pareil avec Raphaël, avec Sébastien Chassagne, Blanche Gardin et même tous les petits intervenants qui sont dans le film. On a tous vécu le même truc. Alors que parfois, quand tu fais un film, il y a des gens qui ne sont pas au même endroit que toi – et au final, c'est pas grave. Au montage, j'en fais mon affaire; et il n'y a pas de frustration si le mec ou la gonzesse n'a pas vécu le même truc que moi ; puisque j'ai mon film en boîte, hop ça se monte, et tout va bien. Il fallait un projet comme ça pour qu'on puisse traverser ce truc.

Si vous l'avez tous partagé à ce point, c'est que Yannick interroge la fabrication du récit et la manière dont on se l'approprie – donc que vous êtes tous concernés à quelque poste que vous vous trouviez. C'est pirandellien…

Q.D. : Oui, en fait il fallait jouer le jeu. Si j'avais pris une méga-star avec une tête qui explose, ça aurait été très compliqué : il aurait été obligé de se mettre au diapason pour que ce soit possible. Je n'aurais pas pu obtenir ce film avec quelqu'un qui me dit « il me faut une oreillette » ou qui me dit « non, je ne peux tourner que le matin » ou qui me dit « non, six jours c'est horrible, vas-y on le fait en trois semaines ». Il fallait que le jeu soit excitant pour tout le monde. C'était quand même une torture ! « Viens, tu vas apprendre 60 pages de texte et on le tourne en six jours, allez, good luck ! » C'est l'enfer !

Pio Marmaï : La veille, on ne faisait pas les malins… La semaine avant, plus ça s'approchait, plus je me disais : « Putain, là, c'est pas gagné, quoi ». Mais bon, une fois que tout le monde accepte de prendre ce rythme-là, de plonger dans le bazar, ça peut fonctionner. Et le samedi, quand on a fini, j'avais l'impression d'avoir perdu 10 kilos. (rires)

Quentin, sur chaque film, vous vous imposez un cahier des charges et une contrainte différente…

Q.D. Là, elle est évidente…

Mais est-ce qu'il y en a une supplémentaire, outre celle du tournage en une semaine qui est déjà intenable, dans le domaine technique, de l'image ?

Q.D. Non, il y a celle évidente du huis clos, qui est une contrainte monumentale : tenir les gens, continuer à créer de l'attention dans un contexte qui ne bouge pas. Il y avait une contrainte de temps réel, l'envie de retranscrire un esprit de temps réel. Parce qu'on aurait pu sur-fabriquer ce film, le faire comme une comédie, avec beaucoup plus de découpage, de rythme, avec de la musique, des ellipses… La grosse contrainte – c'est plutôt une envie artistique qu'une contrainte – c'était qu'on ait la sensation que ça se passe devant nos yeux, en vrai, sans que ce soit fabriqué. C'était une envie, je ne peux pas mettre ça dans la case des problèmes.

Pio, quelle est l'implication physique lorsque l'on joue un personnage comme celui de Paul Rivière, pris dans un huis clos théâtral mais au cinéma ?

P.M. Alors moi j'ai fait une formation d'acteur au théâtre à l'École supérieure d'art dramatique de Saint-Étienne, j'ai travaillé à l'Odéon ; il y a sept ans j'ai joué Roberto Zucco mais c'est vrai que depuis, j'ai fait beaucoup de films. Je pars du même principe, c'est simplement l'endroit de jeu qui n'est pas le même. Ce qui est agréable ici, c'est que ça me permet aussi d'être dans un endroit plus lumineux, plus ouvert, plus articulé, plus excessif et moins dans la retenue. Ici, on aborde une forme de théâtre – le boulevard, sans aucun cynisme ni mépris, ni second degré ; c'est très incarné – en s'autorisant ce truc de jeu d'un mec un peu fatigué par ce qu'il raconte. Il l'a déjà joué 50 000 fois, il est dans une sorte de frustration.

On a aussi essayé un truc un peu inconnu en fabriquant avec Quentin ce personnage avec cette mèche, une très légère préciosité, très à cheval sur certains principes – pas forcément les miens, d'ailleurs. Il est très éloigné de ce que je peux être, il me permettait, étonnamment, des moments de plaisir. À l'intérieur de cette forme-là de cinéma – un mois de répèt' en gros pour le texte, puis une semaine pour tout filmer – ça me permettait d'avoir certains repères physiques auxquels je pouvais m'accrocher, parce qu'il y avait quand même 10 minutes utiles à rentrer par jour, ça fait beaucoup ! Il fallait être ultra sharp, parce qu'il n'y avait pas d'improvisation, c'était très rigoureux. Donc cette question physique, c'était une sorte de bouée pour moi.

Justement, cette mèche, la moustache et ce léger déhanchement de votre personnage évoquent Patrick Dewaere. Or votre personnage dit à un moment qu'il aurait rêvé être « Belmondo, Depardieu, Dewaere »…

P.M. : Ah oui, c'est marrant parce que je n'y ai pas pensé. Et ça fonctionne bien ? Je pense que c'était implicite parce que je savais qu'en citant ces mecs-là, il fallait qu'il y ait une sorte de continuité. Forcément, ça infuse quand on répète et qu'on rejoue, qu'on rejoue, qu'on rejoue…

Durant les 12 derniers mois, vous avez interprété des rôles de Belmondo, Depardieu ou Dewaere, qui montrent l'étendue de votre registre… à la différence de Paul Rivière…

P.M. : Oui oui c'est vrai… Je pense qu'il y a de la chance : cette année, on m'a proposé de pouvoir participer à ces projets qui sont tellement distants, même dans leur forme de réalisation. Des choses à des années-lumière les unes des autres ; après, je ferai peut-être moins de choses parce qu'il y en a qui m'intéressent moins. C'était une année riche.

De toutes façons, maintenant, comme les cinéastes voient que j'ai un large répertoire, parfois, c'est un peu contradictoire. Ça permet aussi de toucher à plein de trucs différents, c'est ce que j'ai toujours voulu faire. Je n'ai jamais voulu rentrer dans aucune case. C'est plus compliqué. Et plus long. D'essayer de se questionner, de se surprendre et d'attendre. Essayer de faire des trucs qui ne sont pas forcément bien tout le temps. Mais toujours de surprendre soi-même. Et ça ferme la boucle quelque part, de jouer un mec qui n'a jamais la possibilité de jouer tout ce que j'ai pu faire dans ces dernières années. Ici, on n'est même pas sur une forme traditionnelle de film. C'était une sorte d'œuvre ovni…

Un concept, comme tous les films de Quentin…

P.M. : Bien sûr, mais là, vraiment, il y a aussi une dimension sentimentale, d'émotion qui n'existe pas forcément dans ses films précédents. On a vraiment un regard de gens qui sont émus, simplement d'être là. Il y a moins de mouche géante (sourire). C'est peut-être plus simple, ça observe plus les humains. 

La pièce que vous interprétez au début du film est un vaudeville, qui exige un jeu codifié. Comment sait-on que le jeu que l'on produit est "juste", sachant qu'il est décalé et doit paraître faux ?

P.M. : J'essaie toujours d'incarner au premier degré ce que je suis en train de faire. Et quand je joue cette pièce-là, je joue quelqu'un qui se fait un peu chier à la jouer. Après, à l'intérieur de ça, des codes qui m'intéressent, c'est comme un truc dans lequel je peux me rouler, dont je peux m'emparer. C'est exactement le même endroit de jeu que si on était en train de jouer quelque chose de très simple, mais je vais juste pousser les curseurs au maximum à certains endroits. Et on avait la possibilité de tout refaire à chaque prise. On ne coupait pas pour reprendre la réplique, et si untel avait des moments plus mous, on continuait quoi qu'il arrive. Ça a permis de trouver une sorte de clairvoyance dans la pensée qui n'est pas la même que quand on découpe à l'intérieur. En tout cas, je m'en suis emparé, de la même manière que si j'avais incarné un truc plus naturaliste, je dirais. Il y a une sorte de distanciation, c'est un peu brechtien : moi, Pio Marmaï, je montre que je joue un personnage qui incarne quelque chose. Et parfois, je me rendais bien compte que j'étais en train de faire des trucs un peu outranciers, mais je m'en amusais.

En montrant ostensiblement que vous cassez le quatrième mur, par exemple ?

P.M. : Exactement ! Parce que c'est aussi un code qu'on avait, qui peut exister à des moments dans certaines formes de théâtre, et que j'adore. Ce personnage cherche à voir si ses bons mots fonctionnent. Ça génère en plus une aura de médiocrité chez lui : il veut juste voir si ça fonctionne ; ses partenaires, il n'en a pas grand-chose à foutre. Même ce qu'il est en train de dire, il s'en fout un petit peu – il s'en rend bien compte à la fin. Donc il faut quand même le prendre en compte quand on ouvre le film. Ce sentiment d'ennui, d'essayer de me convaincre que je suis bon – alors qu'en fait non –, je dois l'avoir quand j'incarne la pièce Le Cocu au début. Et en même temps, moi j'adorerais la jouer en vrai, cette pièce. Et si je la jouais en vrai, je la jouerais exactement de cette manière : je jouerais Paul Rivière qui joue cette pièce, pas Pio Marmaï.

C'est pas un problème d'ambition personnelle : je m'en fous, je suis très bien dans ma niche. J'adore ma place dans le cinéma, je n'ai pas des rêves de grandeur. Tant que ça continue, je suis très content. Je suis stable, j'ai un public fidèle, etc. Plus ça va s'ouvrir, plus je vais être content, mais ça ne change rien. 

Est-ce que Le Cocu existe au-delà des répliques que l'on entend dans le film ?

P.M. : Ah mais moi j'adorerais qu'elle existe ! On s'est tous dit quand on a lu le truc : « Mais putain il faut faire cette pièce, quoi ! » Mais une chose après l'autre. Je trouverais ça assez rigolo mais je ne jouerais pas ça un an (rires). Mais enfin, jouer Paul Rivière qui va jouer une pièce, ça, ça me fait marrer ! Toutes les mécaniques du vaudeville sont là. C'est vraiment lié à l'écriture, à la rythmique, à la musicalité des phrases : de monter et de s'achever. Tac, tac ! La porte qui s'ouvre, le mec qui l'accueille… Quentin, tout le monde dit qu'il faut la faire, cette pièce !

Q.D. Et sur l'affiche, il y aurait écrit « Paul Rivière » et pas « Pio Marmaï » ? (rires) Ce serait dingue ! Fabuleux !

C'est dans la logique de ce que vous faites depuis des années : les emboîtements et interpénétrations entre créatures et créateurs…

Q.D. :  Oui, c'est vrai. Mais toutes ces idées-là, en fait, à chaque fois qu'on en parle, je me dis : oui, si 500 000 personnes vont voir Yannick, il faut leur donner le deuxième biscuit. À fond. Et moi, je sais comment faire et j'écris Le Cocu vite.

P.M. : Et après, trois semaines de répét', et pfuit ! (rires)

Q.D. : Non, mais il y a toujours ce risque de se faire plaisir à soi. C'est pour ça que je parle de 500 000. C'est pas un problème d'ambition personnelle : je m'en fous, je suis très bien dans ma niche. J'adore ma place dans le cinéma, je n'ai pas des rêves de grandeur. Tant que ça continue, je suis très content. Je suis stable, j'ai un public fidèle, etc. Plus ça va s'ouvrir, plus je vais être content, mais ça ne change rien. Les 500 000, ce n'est pas pour booster mon ego, c'est pour que ça ait du sens.

Pour faire un parallèle avec la musique, j'ai toujours trouvé pitoyable, en fait, de faire des remixes d'un morceau dont tout le monde se fout. Ce qui est intéressant quand tu remixes un morceau, c'est quand la référence est évidente et que les gens comprennent que c'est le remix d'un morceau qu'ils connaissent déjà. Si on s'embarque dans ce truc de Paul Rivière que personne ne connaît, imagine la catastrophe ! 99% du public n'a pas vu Yannick. On est en panique, il faut leur expliquer : « Non, attendez, on a fait un film qui… - Non mais il est fou ? - Pio Marmaï a craqué, il se fait appeler Paul Rivière… » (rires)

Bon, après y a une autre version de ce truc qui est risky business mais marrante : on fait exactement ce qu'il se passe dans le film : la pièce démarre et y a un Yannick qui coupe la pièce – donc les gens sont en panique etc. – mais il y a cette question d'amener une arme, et c'est un enfer.

Ce serait Yannick "live"…

Q.D. : Et si les gens sont au courant, c'est pareil, c'est une expérience fabuleuse : tu ne sais pas où il est. Tout le monde est assis, on ne sait pas où est Yannick. Tout le monde va se regarder : « Merde, il est planqué ».


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