Polémique sur la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse : on démêle le vrai du faux

L'interdiction d'accès à une partie de la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse par un propriétaire privé a fait l'objet de nombreuses publications et d'une pétition signée par près de 27 000 personnes. Les faits exposés, parfois approximatifs, méritaient une vérification, ou "debunkage" comme on dit chez les journalistes dans le vent.


Rappel des faits

En août, le marquis Bruno de Quinsonas-Oudinot, propriétaire de 750 hectares situés dans la Réserve naturelle des Hauts de Chartreuse a fait installer plusieurs panneaux "Propriété privée – Défense d'entrée" sur ses terres, à la faveur d'une nouvelle loi destinée à limiter les enclos mais renforçant aussi le droit de propriété. Les randonneurs sont donc cantonnés à marcher sur les sentiers officiels de la Réserve et privés d'accès à une zone très (trop ?) en vue, une double et rare arche naturelle découverte en 2005. Ceux bravant l'interdit se sont parfois retrouvés confrontés à des chasseurs leur intimant de quitter les lieux. Problème : ces mêmes terres sont louées à une société de chasse qui commercialise des "safaris" chamois et tétras-lyre pour des sommes dépassant souvent les 10 000 euros.

Les points sujets à polémique

La randonnée est désormais interdite sur la Réserve naturelle nationale (RNN) des Hauts de Chartreuse.

Faux

Interrogé sur ce sujet, Germain Vandeneeckhoutte, agent de développement et coordinateur de la Fédération Française de Randonnée pédestre (FFRP) en Isère assure « n'avoir reçu aucun message du propriétaire pour dire que les sentiers inscrits au schéma de circulation allaient être interdits d'accès ». Ce schéma de circulation, mis en place en 2005 par un arrêté préfectoral, est censé concilier la pratique de la randonnée pédestre avec les objectifs de la réserve : la préservation de la biodiversité et des milieux. Il recommande de rester sur les sentiers balisés afin de respecter la biodiversité. Il fixe également les sentiers accessibles en randonnées et cadre la création de nouveaux tracés et balisage. On y retrouve les chemins tracés sur les terrains privés du marquis. « Les panneaux propriété privée qui ont été posées ne l'ont pas été sur ces sentiers mais sur des sentes qui partent hors sentier balisé », précise Germain Vandeneeckhoutte

Le GR9 a été détourné de la réserve naturelle à la demande du propriétaire.

Faux

C'est un élément qui alimente la controverse. Fin août, le tracé du sentier GR9 qui relie le Jura à la Méditerranée a été modifié par la FFRP, le détournant des terres privées du marquis de Quinsonas. Simple coïncidence puisque le projet de ce nouveau tracé date de 2017. L'objectif ? « Qu'il y ait une vraie traversée des Préalpes françaises. Pour ce faire, on avait besoin que le sentier soit mieux jalonné en hébergements, en accès de transports en commun, en services et en ravitaillement », détaille la FFRP. Si le GR9 ne passe plus sur les terres privées, les randonneurs peuvent toujours emprunter le GR de Pays du Tour de Charteuse qui suit le même sentier.

Le marquis de Quinsonas est le seul propriétaire, sur l'ensemble du GR9, à ne pas avoir signé une convention de passage.

Vrai

Sur près de 1000 kilomètres de sentiers, seule la portion sur les terres de M. de Quinsonas ne fait l'objet d'aucune convention de passage. Dans le topo-guide du GR9 édité en 2015, cette parcelle privée est matérialisée et il est demandé expressément de rester sur le sentier. D'ailleurs le balisage n'y a pas été autorisé et celui existant n'a été créé ni par la RNN, ni par la FFRP. Ceci étant, une convention ne garantit pas complètement la pérennité d'un sentier. Le propriétaire signataire peut parfaitement la dénoncer du jour ou lendemain. Mais ce n'est pas l'intérêt de ce dernier, qui bénéficie souvent d'avantages en matière d'obligations d'entretien ou de responsabilités juridiques. « C'est comme cela que l'on parvient à obtenir des conventions de passage », indique Germain Vandeneeckhoutte.

On ne peut plus faire de "hors sentier" dans la RNN.

Vrai et faux

La FFRP a fait une mise au point sur ce sujet sensible en publiant un communiqué sur son site internet : « La question n'est pas si simple. Aucun texte ne cadre la randonnée dite "hors sentier". Cette pratique consiste à randonner sur des chemins qui n'ont pas de balisage officiel et ne sont pas inscrits au PDIPR. Ce qui signifie qu'aucun droit de passage ou de balisage n'a été signé avec le propriétaire des lieux. Il en revient donc à la responsabilité de chacun de s'engager sur ces itinéraires. Cette pratique doit être réalisée en limitant au maximum son impact,  notamment dans les milieux naturels sensibles où nous recommandons fortement de rester sur les sentiers officiels. Au sein d'une RNN, une forte fréquentation hors sentiers a indéniablement un impact sur les milieux. Cependant, sur la propriété privée au cœur de la polémique actuelle, des intérêts liés à une activité de chasse lucrative privée rendent inaudibles ces messages auprès des pratiquants. »

Une loi à visée écologique renforce le droit de propriété.

Vrai

Le 2 février 2023, une loi visant à limiter l'engrillagement des espaces naturels a été votée au niveau national. Elle instaure un principe selon lequel les clôtures implantées dans les zones naturelles ou forestières doivent désormais permettre « en tout temps la libre circulation des animaux sauvages ». Jusqu'à la promulgation de cette nouvelle loi, la violation de propriété privée n'existait pas pénalement, les propriétaires pouvaient seulement poursuivre les contrevenants au civil en cas de dégradations.

En contrepartie de ce désengrillagement obligatoire qui facilitera l'accès à des terrains privées, une nouvelle infraction est créée dans le Code pénal (art. 226-4-3) sanctionnant le fait de pénétrer sans autorisation dans une propriété rurale ou forestière sous réserve que le caractère privé ait été matérialisé physiquement.

L'installation de panneaux "propriété privée" serait donc suffisante pour matérialiser les limites et permettre au propriétaire de faire valoir son droit en y interdisant le passage. Désormais les propriétaires peuvent donc se passer de coûteuses clôtures pour interdire l'accès à leurs domaines. Le marquis de Quinsonas s'est saisi de cette opportunité pour interdire l'accès à des chemins non-inscrits au schéma de circulation, en particulier ceux menant à la double arche naturelle. Sur ce sujet, monsieur de Quinsonas n'a pas voulu répondre à nos questions, nous disant simplement « être en relation avec le PNR de Chartreuse pour trouver une solution ».

© Jérémy Tronc

 

Je peux désormais être verbalisé si je randonne hors des sentiers officiels de la RNN.

Faux

En théorie oui, car la nouvelle infraction définie dans la loi du 2 février 2023 (voir point précédent) entre dans la catégorie des infractions de 4ᵉ classe et prévoit donc une amende forfaitaire de 135€. Cependant les décrets d'application de cette loi n'étant pas encore sortis, il n'existe pas de détails sur les modalités d'application de ces textes. « Pour l'instant personne n'a le pouvoir de faire appliquer ce décret », estime Germain Vandeneeckhoutte à la FFRP. « On ne sait pas qui peut verbaliser. Ce n'est pas une compétence des gardiens de la réserve. La question est de savoir si des gardes privés assermentés pourraient faire respecter la loi. On a posé la question à la préfecture et même eux ne le savent pas. »

Le marquis n'avait pas le droit de poser des panneaux d'interdiction.

Vrai

Selon Dominique Escaron, président du Parc, aménager une réserve naturelle sans concerter le comité consultatif est interdit. « On pourrait les faire enlever, mais on a aucun intérêt pour l'instant à l'y contraindre, afin d'éviter que la situation ne s'aggrave. »

Les chasseurs n'ont rien à faire dans une Réserve naturelle.

Faux

Dans la plupart des espaces protégés, leur présence est tout à fait légale. En Chartreuse, la création de la réserve naturelle en 1997 avait intégré la pratique de la chasse dont les modalités sont réglées par l'article 9 du décret : « La chasse est interdite par arrêté préfectoral, après avis du comité consultatif, dans des zones dont la surface ne peut être inférieure à 30% de la superficie totale de la réserve. » Autrement dit, les acteurs de la chasse peuvent continuer à pratiquer leur activité sur 70% de la réserve !

Sur une propriété privée, la chasse n'est pas réglementée.

Faux

« On est dans une réserve naturelle et la pratique de la chasse y est très réglementée, plus que la randonnée », estime Dominique Escaron, président du Parc. « Il ne faut pas imaginer une seule seconde qu'un chamois est tué illégalement. C'est l'État qui gère cette chasse, qui autorise un certain nombre de colliers définissant le nombre et le type d'animaux à tuer. C'est contrôlé. En revanche, ce qui est fou, c'est de constater que dans une réserve naturelle nationale, on puisse légalement chasser des espèces menacées comme le tétras-lyre. Je ne trouve pas cela normal. »

La chasse pourrait être interdite.

Vrai

L'article 9 du décret du 1er octobre 1997 portant création de la réserve naturelle précisait les espèces soumises à plan de chasse. L'article 10 indiquait : « Le préfet peut prendre, après avis du comité consultatif, toutes mesures en vue d'assurer la conservation d'espèces animales ou végétales ou la limitation d'animaux ou de végétaux surabondants dans la réserve. » Le préfet pourrait donc tout aussi bien interdire ou limiter la chasse s'il est avéré que des espèces sont en danger, ou inversement renforcer les prélèvements pour réguler certaines espèces.

Dans cette polémique, la RNN a un pouvoir d'action très limité.

Vrai

Le droit de propriété est un droit naturel garanti par la Constitution. Il figure explicitement dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme l'un des quatre « droits naturels et imprescriptibles de l'homme ». Il s'agit donc réellement d'une liberté fondamentale émanant d'un acte constitutionnel. Interviewée par le média Reporterre, Suzanne Forêt, conservatrice de la réserve naturelle, ajoute que « le statut en réserve naturelle n'exproprie pas, ne peut pas imposer quelque chose au propriétaire à partir du moment où celui-ci respecte les lois de la réserve ».

Monsieur de Quinsonas pourrait complètement interdire l'accès à ses terres.

Vrai

En vertu du droit de propriété (voir point précédent), la parcelle de 750 hectares de Monsieur de Quinsonas pourrait être complètement interdite d'accès, comme les 31% de terrains privés situés dans le périmètre du Parc régional de Chartreuse.

 L'écosystème autour des arches est en danger.

Vrai et Faux

L'argument des dommages que causeraient les randonneurs à l'écosystème naturel des arches est utilisé par le marquis de Quinsonas et les chasseurs depuis leur découverte par Pascal Sombardier et la publication de leur photo en Une d'un topo-guide (éditions Glénat). Depuis, la fréquentation n'a cessé de s'accroître, jusqu'à 1000 visiteurs par an selon un décompte réalisé par les chasseurs. On peut difficilement imaginer qu'elle n'a eu aucun impact sur la végétation et le tétras-lyre, oiseau sédentaire typique des zones de montagne. Mais, sur le plan moral, pourquoi demande-t-on aux randonneurs d'y faire attention sachant que les chasseurs ont le droit de tirer cette espèce classée "quasi menacée" ?

« Pour moi le fond du problème n'est pas là. Le problème, c'est le business de la chasse qui est très important. Il y a une pression terrible de la part des chasseurs et des gestionnaires de chasse qui louent le terrain », explique Pascal Sombardier, découvreur des arches. « De plus aucune étude n'a été menée à ce jour pour étudier l'impact des randonneurs dans cette zone. Ce discours n'est pas étayé. Les chasseurs ont compté 1000 personnes par an dans le secteur des arches, d'autres secteurs de montagne en dénombrent 1000 par jour en saison haute ».


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