Pecynisme

Pierre Salvadori, cinéaste, aime sérieusement faire rire sur des choses pas drôles, et aime dèsèspérément les acteurs et la comédie. Christophe Chabert

Henry Mancini, compositeur attitré de Blake Edwards, aimait parler du cinéaste à travers un néologisme qui résumait toute son œuvre : «serendipity». Soit un mélange de sérénité et de compassion pour ses personnages, une manière de détachement face aux situations les plus graves. Ce mercredi, nous sommes dans un grand hôtel de Lyon, une salle de conférence pour cadres en goguettes dans laquelle ont prit place quelques journalistes, et Pierre Salvadori, entouré de ses acteurs Gad Elmaleh et Audrey Tautou, tous deux beaux à se damner. Salvadori, au milieu, fait pouilleux, mal dégrossi, un peu rougeaud et mal rasé, rustre au milieu du luxe. Sait-il qu’il ressemble à son dernier film, Hors de prix, comédie hilarante sur un sujet qui donne envie de se flinguer ? L’impossibilité de l’amour à l’heure du libéralisme triomphant et d’une lutte des classes où il n’y a plus guère de luttes (tout le monde se couche face à l’appât de l’argent), mais encore beaucoup de classes, c’est-à-dire des pauvres et des riches, les aspirations des uns n’étant pas très éloignées de la réalité des autres, pour citer Desproges…Complexe du Saint BernardBlake Edwards, Henry Mancini, Gad Elmaleh, le libéralisme, Pierre Salvadori : qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Réponse au milieu de la conférence. Salvadori : «Le personnage d’Audrey Tautou incarne ce pessimisme et ce cynisme qui aboutissent à ce que l’on excuse le fait d’être prêt à tout». Elmaleh, du tac au tac : «C’est du pecynisme, en fait». Tout le monde rigole. Revenu chez soi, on y repense, et on se dit que sans le vouloir, Elmaleh a trouvé le “serendipity” de Salvadori. Souvenons-nous : dans Après vous..., un pauvre type ne se remettait pas de s’être fait larguer par la femme de sa vie, essayait de se suicider, mais était sauvé par un serveur de restaurant dévoué qui tentait de l’aider avant de finir dans les bras de cette fameuse femme fatale. Cynisme : on ne fait le bien que pour soulager sa conscience, espérant être justement aimé en retour pour avoir accompli cette bonne action (le complexe du Saint Bernard, pourrait-on dire). Pessimisme : le suicidaire retrouve le moral, mû par la seule envie de péter la tronche à son bienfaiteur. Un autre exemple ? Dans son premier long, Cible émouvante, des tueurs à gages rigolos se déchiraient pour sauver la peau d’une fille dont l’un des deux était tombé amoureux. Cynisme : dans la vie, faut bien gagner sa croûte, même en butant des quidams. Pessimisme : la belle camaraderie collégiale finit toujours par avoir du plomb dans l’aile quand il y a de la caille dans l’air. «La comédie, c’est le chaos organisé» dit Pierre Salvadori ; mais à ce degré de méticulosité dans le rangement de ses obsessions, il est certain que le cinéaste est un génie comique.Lubitsch or not LubitschS’il sait que son film est drôle, très drôle même, il sait aussi qu’il raconte l’horreur de la société, son progressif renoncement dans un humanisme élémentaire au profit du profit, justement. Quand on voit Hors de prix, on est frappé par la fluidité des séquences, leur légèreté, cette ivresse communicative du récit conduit avec la dextérité d’un orfèvre, le plaisir de faire faire de belles choses à de belles personnes, et des choses moins belles aussi, mais dont elles ne sortent pas entachées. Elmaleh : «Pierre ne vit pas du tout le film sur le plateau. À chaque scène, il se plante devant le moniteur, et là [l’acteur fait une série de grimaces allant de l’angoisse au contentement]. Non, il ne vit pas du tout son film». La décontraction sur un tournage, ce n’est pas le truc de Salvadori, même si le résultat est éminemment décontracté. Grand amateur de séries télés américaines (mais qui ne l’est pas aujourd’hui ?), de Wilder et de Chaplin, il nous offre gracieusement une leçon de cinéma d’une intelligence inouïe sur la mise en scène de Lubitsch. En conclusion de ce cours vraiment magistral : «L’ellipse, c’est le respect absolu du spectateur. Chez Lubitsch, il y a la conscience permanente d’être regardé et la confiance permanente dans le regard du spectateur». On en pleurerait d’entendre des choses pareilles par les temps qui courent… Alors qui est Pierre Salvadori en vérité ? Un homme qui a attiré dans les filets de son cinéma tout ce que les toiles hexagonales comptent d’acteurs intéressants (Depardieu fils, premier alter-ego, et feu-Marie Trintignant, qui trouva chez lui son plus beau rôle dans Comme elle respire, mais aussi Jean Rochefort, François Cluzet, Serge Riaboukine, Daniel Auteuil, José Garcia…). Un type simple qui vient d’en bas et n’en revient pas de se retrouver tout en haut (on aime plus ou moins ses films, mais rien ne vient déshonorer sa filmographie, d’une parfaite intégrité). Un mec qui a de l’amour à revendre mais qui rumine des idées noires, et qui ne peut pas s’empêcher de doser les deux quand il se retrouve devant une feuille blanche. Allez, osons le truc, parce qu’on le sent bien : Pierre Salvadori est simplement un bon gars. Mais vous savez, ce genre de personnes aujourd’hui sont effectivement hors de prix…

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