"La Piel que habito" : la mue de Pedro Almodóvar

Pedro Almodóvar revient aux récits baroques et teintés de fantastique de sa jeunesse, la maturité filmique en plus, pour un labyrinthe des passions bien noir dans lequel on s’égare avec un incroyable plaisir.

La Piel que habito se déroule à Tolède l’année prochaine, mais il se passe aussi bien avant ce présent qui n’est pas le nôtre. De ce laps temporel qui enjambe gentiment notre actualité pour aller fouiller dans le passé et anticiper un futur proche où la science sans contrôle ne servira plus que les désirs de ceux qui la maîtrisent, Pedro Almodóvar fait plus qu’une pirouette narrative ; c’est un vrai geste de cinéaste, retournant aux sources de son œuvre pour lui donner un nouveau souffle, là où ses derniers films avaient tendance à s’enfoncer dans un auto-académisme à base de scénarios virtuoses et réflexifs et de mélodrames au féminin mis en scène avec une élégance glacée.

Il faut remonter à Matador ou La Loi du désir pour trouver chez lui une histoire aussi tordue, qui n’hésite pas à emprunter les voies du cinéma de genre (le fantastique en tête, avec des références très assumées aux Yeux sans visage de Georges Franju et au Frankenstein de James Whale) pour distraire à tous les sens du terme le spectateur de son horreur fondamentale. Que l’on ne dévoilera pas, histoire d’être fidèle aux souhaits de l’auteur.

Carnaval tragique

Ce que l’on peut dire : un médecin spécialiste de la chirurgie plastique a inventé une peau de synthèse qu’il teste sur une jeune femme qu’il maintient prisonnière dans sa grande demeure à l’écart de la ville. Ce dont elle ne semble pas se plaindre, passant ses journées à faire du yoga et à lire des revues féminines. En guise de garde-chiourme, une vieille femme reste l’œil rivé sur des écrans de contrôle qui filment cette créature d’une beauté renversante — est-ce grâce à cette fameuse peau de synthèse et pourquoi en a-t-elle eu besoin ? Le labyrinthe narratif qu’Almodóvar va développer pour élucider les motifs qui ont réuni ce trio est assez époustouflant, allant de surprises en twists tous plus inattendus les uns que les autres.

À intervalles réguliers, de nouveaux personnages débarquent dans les diverses époques du film : le fils de la «gardienne», un truand évadé de prison qui s’est déguisé en tigre pour se fondre dans le carnaval annuel et échapper à la police ; un adolescent qui vend des fringues dans une boutique branchée ; la femme morte du médecin et sa fille renfermée suite à cette disparition. Almodóvar maintient longuement la déconnexion entre les morceaux de son intrigue, et il s’agit bien, dans un dernier mouvement proprement jouissif, de les coudre entre eux tels les morceaux de peau qu’habite sa prisonnière. En cela, le dessin du film se superpose à son propos : ici, tout n’est que masques, faux-semblants, changements de genres et ruptures de ton.

La mue de Pedro

Face à cette œuvre nettement plus sombre que ses précédentes réalisations, Almodóvar conserve la même virtuosité scénaristique et le même plaisir de mettre en scène. On retrouve par exemple la direction artistique époustouflante d’Étreintes brisées, cette manière de fondre les personnages dans des décors qui, parfois captés en d’impressionnantes plongées zénithales, ressemblent à des toiles de Joan Miró. Si l’ombre d’Hitchcock et du grand cinéma hollywoodien classique (revisité par un cinéphile pétri de la plus intense modernité) plane au-dessus du film, Almodóvar en a surtout retenu une leçon fondamentale : le plaisir du jeu. Jeu avec le spectateur, mais aussi jeu des acteurs : il y a une jubilation manifeste de la part d’Antonio Banderas à incarner ce méchant ambivalent, une ironie discrète qui rappelle certains rôles de James Mason.

Quant à Elena Anaya, sa performance est d’autant plus louable qu’il faut presque une deuxième vision, l’intrigue remise dans l’ordre, pour en saisir toute la complexité. D’ailleurs, c’est en bout de course aussi qu’Almodóvar prouve que La Piel que habito n’aura fait que reprendre ses thèmes favoris, mais dans une variation radicale. La conclusion, d’un culot extraordinaire, est plus qu’un effet de signature : le retour imprévisible du mélodrame Almodóvarien, régénéré par ce détour par le grand autre cinématographique, le thriller macabre et fantastique. Lui aussi a, à sa manière, changé de peau, et on est curieux de voir ce que cette mue réussie va lui inspirer par la suite.

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