Avec "L'Ordre et la morale", Mathieu Kassovitz déclare son indépendance

Renaissance inespérée d'un cinéaste majeur.

L’Ordre et la morale, c’est d’abord la renaissance d’un cinéaste. Depuis La Haine, Mathieu Kassovitz s’était perdu en chemin. Démontrant une vaine virtuosité ou poursuivant une laborieuse quête de sens, courant après Hollywood en espérant, à tort, être plus malin que le système, Kassovitz finissait par être l’homme d’un seul film. Comme conscient de ce long égarement, il reprend dans les premiers plans de L’Ordre et la morale les choses là où il les avait laissées quinze ans avant : en voix-off et face caméra, Kassovitz-acteur commente un massacre sanglant dont il se sent responsable alors qu’il avait été appelé pour l’éviter.

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Mai 1988, Philippe Legorjus, capitaine du GIGN, assiste impuissant à l’assaut par l’armée d’une grotte à Ouvéa, Nouvelle-Calédonie, contre une poignée d’indépendantistes kanaks qui avait pris en otage des gendarmes du continent et des membres de son groupe d’intervention. Cette introduction rappelle le lendemain d’émeute de La Haine, et Kassovitz enfonce le clou en commençant son flash-back par un «J-10 avant l’assaut» qui, là encore, évoque les heures qui s’affichaient à l’écran de son mythique banlieue-film. Mais ces concordances superficielles ne sont rien par rapport au vrai point commun entre les deux œuvres : le geste de mise en scène de Kassovitz, ample, puissant, qui consiste à transcender les enjeux (historiques ou actuels) de son sujet par un vrai sens du spectacle.

Chaos calme

Les premières scènes, qui voient Legorjus sortir du lit conjugal, réunir son équipe et embarquer dans un avion direction la Nouvelle-Calédonie, ont une sécheresse proche du Spielberg de Munich (film où Kassovitz fut acteur, et qui semble l’avoir profondément impacté). Mais une fois arrivés sur l’île, ces gendarmes surentraînés prennent de plein fouet le dépaysement d’une contrée indocile, progressant patiemment dans une jungle dense et étouffante alors que les militaires, eux, veulent littéralement foncer dans le tas.

C’est pourtant leur rythme qui l’emporte cinématographiquement : Kassovitz a le courage de laisser du temps et de l’espace dans ses plans, créant un tempo hypnotique en lieu et place du film de guerre attendu. Puis, à la faveur du premier rebondissement du récit, il offre un soufflant morceau de bravoure à sa mise en scène : la reconstitution, en un extraordinaire plan-séquence, du kidnapping des gendarmes, racontée par un des otages libérés, où le passé et le présent se fondent dans une plasticité totale de l’image.

C’est ce genre de défis que relève Kassovitz dans L’Ordre et la morale : comment se libérer de la reconstitution factuelle et du didactisme pour imposer sa vision de cinéaste. Car, dans le fond, le film n’est pas éloigné d’autres tentatives récentes façon Dossiers de l’écran comme Omar m’a tuer ou Présumé coupable. Legorjus représente le point de vue unique adopté par la narration, sans contrechamp, forcément dans la vérité. Mais là où Zem et Garenq se contentaient d’accompagner leur personnage d’une caméra neutre et paresseuse, Kassovitz crée un espace mental qui reproduit la confusion dans laquelle s’enfonce son héros. Ce qui conduit à l’autre grand moment du film, celui de l’assaut, où le chaos de l’image et du son plonge le spectateur dans un état proche de celui de Legorjus, au bord de l’abîme mais cherchant à comprendre la violence qui se déchaîne autour de lui.

Le grand échiquier

Ce parti pris s’avère aussi judicieux quand L’Ordre et la morale met en perspective les circonstances politiques du drame. Car Ouvéa, c’est aussi une lutte à distance entre deux candidats à la Présidence de la République, Jacques Chirac, Premier ministre, et François Mitterrand, Président sortant. Legorjus est un pion sur cet échiquier que les deux rivaux manipulent à 25 000 kilomètres de distance — un plan résume discrètement cette métaphore ; ses tentatives pour négocier avec le camp d’en face, malgré leur habileté, se crashent littéralement contre les intérêts électoraux.

Un palpitant thriller politique se glisse alors dans les filets de la fiction guerrière et là encore, Kassovitz trouve la bonne distance pour visualiser le paradoxe : pendant que, au fond d’une grotte sauvage, des hommes cherchent à se parler, se comprendre, trouver une solution, d’autres, dans des bureaux, disposent froidement de leur vie. Il y a quinze ans, Kassovitz mesurait la distance incomblable entre une jeunesse des quartiers et l’ordre qui prétendait la contrôler ; aujourd’hui, il filme ce même ordre écrasé par un pouvoir plus haut, plus arbitraire et plus inaccessible encore.

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