Cinéaste libre

Avec "À perdre la raison", Joachim Lafosse risque de trouver une reconnaissance publique que son film précédent, le pourtant excellent "Élève libre", ne laissait pas deviner. Il s’explique ici sur ce désir de devenir un cinéaste populaire sans pour autant renier ce qui a fait la force de son cinéma, un regard cruel sur les limites morales de la société contemporaine. Propos recueillis par Christophe Chabert

Comment avez-vous été en contact avec le fait-divers dont À perdre la raison s’inspire et quand avez-vous eu envie d’en tirer un film ?
Joachim Lafosse :
Il y a cinq ans, je suis dans ma voiture quand j’entends parler de cette histoire. Et ça me laisse dans l’effroi, je ne comprends pas. Je rentre à la maison, j’en parle à des amis, à ma femme et tous me disent c’est impensable, c’est incompréhensible. Puis j’écoute les informations et j’ai l’impression qu’on est en train de fabriquer un monstre. À ce moment-là, je vais voir mes co-auteurs et je leur demande si on ne pourrait pas faire un film pour rendre ce passage à l’acte un peu plus pensable, imaginable et compréhensible, même s’il reste d’énormes vides et qu’on ne répondra pas à toutes les questions. Je pense qu’il y a des actes monstrueux mais qu’il n’y a pas de monstres. Il fallait rendre un visage à celle qui commet cet acte monstrueux. Par ailleurs, il se trouve que c’était au moment où j’allais être papa, ce qui n’est pas si hasardeux que ça.

Qu’est-ce qui vous a frappé dans cette histoire ?
Le récit médiatique est une chose, mais ça ne fait pas un film. Le travail de fictionnalisation consiste à créer les personnages et à les faire vivre. Quand on a découvert cette histoire, on s’est rendu compte, et je ne dis pas ça pour faire le malin, qu’elle avait une dimension universelle : la rencontre des cultures, Médée et aussi l’idée que l’enfer peut être pavé de bonnes intentions. C’est une idée qui me passionne depuis mon premier film : je ne crois pas que la perversion, ça ne s’incarne que par le prédateur isolé qui violente et martyrise ; le bien peut engendrer le mal, l’altruisme peut vite se transformer en perversion. Il y a dans cette histoire matière à réfléchir là-dessus. On dit en Belgique : «Si tu veux éduquer quelqu’un, apprends-lui à pêcher plutôt que lui donner du poisson». Comme j’avais fait un film avant celui-là qui montrait la limite entre la transmission et la transgression, cette histoire me permettait d’aller encore plus loin. À travers le personnage de Tahar Rahim, on trouve ce conflit de loyauté, tiraillé entre l’envie de répondre au désir de sa femme pour aller vivre ailleurs et ne pas laisser seul celui qui l’a protégé et qui lui a tant donné. Ce conflit crée de la tragédie, et nous l’avons inventée, élaborée, ce n’était pas dans le récit médiatique.

Qu’est-ce qui dans le fait-divers a résisté à la fiction ?
C’est un jeu auquel on a beaucoup joué en Belgique et je ne veux pas y jouer. Je ne dirais jamais ce qui est vrai et ce qui est faux dans mon film car un film est toujours faux. Ce qui me gêne aujourd’hui, c’est qu’il y a beaucoup de gens qui vendent leur film avec du vérisme. Il y a la vérité judiciaire, il y a l’objectivité journalistique et il y a le cinéma, qui est ailleurs que dans la vérité. Refuser ça, c’est aussi préserver les protagonistes de l’affaire. Je n’ai jamais voulu les rencontrer, car je voulais dire que tout cela est le fruit de mon imagination et ne pas avoir à choisir entre l’un et l’autre, entre papa et maman.

À défaut de trier le vrai du faux, certaines choses dans le film résonnent avec l’actualité, et on peut se demander si cela relève du fait-divers initial ou s’il vous a permis d’aborder des sujets dans l’air du temps…
Ce qui est intéressant dans un film, c’est quand il y a plusieurs couches. Derrière la tragédie familiale, il y a le néo-colonialisme et ses effets : on ne sait pas quoi faire de ces pays dont on a profité, et quand ils veulent s’émanciper, on leur rapproche leur envie d’émancipation. On trouve des prétextes pour cacher notre peur.

Dans le film, vous retournez l’idée du talibanisme contre ceux qui le combattent…
Ce qui m’a donné envie de faire le film, c’est la possibilité de mettre en scène hors du préjugé. Cette femme européenne qui souffre autant de solitude parce qu’elle est seule dans cette maison en Belgique, est heureuse là-bas au Maroc avec cette famille nombreuse. Là il y a quelque chose à regarder de positif. Cet homme altruiste, généreux, éducateur, c’est lui qui est dans le préjugé, dans le racisme quand il dit : «Tu vas quand même pas laisser éduquer tes filles là-bas ?»… Je connais plein de filles marocaines qui ne sont pas voilées, qui ne correspondent pas aux préjugés sur l’islam.

C’est le personnage de Niels Arestrup qui enferme cette femme, se confondant avec le cliché qu’il dénonce…
Parce que le machisme n’existe pas ici ? C’est les autres… C’est ce qui m’a intéressé dans cette histoire. Assez souvent, les gens tombent le masque quand ils parlent de mon film. Je vois bien les lâchetés de l’homme depuis que je suis père. Quand je suis fatigué ou que j’ai envie de regarder mon match de foot, je dis à ma femme : occupe-toi de lui. Mais nos petites lâchetés, il faut accepter de les regarder de face. Ce sont elles qui créent le drame dans le film.

Au début d’Élève libre, un exergue disait «À nos limites». J’ai l’impression que ce film teste encore plus les limites…
Exactement. Je ne l’ai pas mis car mes co-scénaristes, Thomas Bidegain, qui travaille avec Jacques Audiard, et Matthieu Raynardt, sont des fans de cinéma américain et de thriller… (Pause) Si tu veux, pour les films précédents, j’étais très fier de dire que j’avais fait un film en 82 plans, ou avec seulement des plans fixes. J’avais envie d’avoir ma carte, de faire cinéaste. Mais cette histoire est tellement riche, les personnages m’ont tellement emporté que je me suis dit : «Arrête de faire le malin et essaie d’emmener le spectateur dans cette histoire, point barre. Sois fasciné par tes acteurs et rends-là accessible». Mais je m’efforce de ne pas tomber dans le populisme. Si le film n’était qu’émouvant, il empêcherait de réfléchir. Or, j’espère que ce n’est pas le cas.

C’est frappant de voir à quel point vous avez en effet assoupli votre mise en scène…
Le prochain, j’essaierai encore plus, car il ne faut pas oublier qu’on reçoit de l’argent pour faire des choses qui emportent le spectateur.

C’était déjà un peu le cas dans Élève libre. Il n’y avait certes que des plans-séquences sans musique avec de grandes ellipses, mais il y avait une plus grande proximité avec vos acteurs…
Oui, oui. Encore que… C’est une des choses dont j’ai beaucoup parlé avec mon producteur et mon chef-opérateur. J’avais fait mes deux premiers films avec très peu d’argent, Folie privée et Ça rend heureux, donc forcément on les a tournés à la Cassavetes, caméra sur l’épaule… Ensuite, j’ai reçu de l’argent, il fallait aller à Cannes et il y avait quelque chose à prouver. Et en même temps j’avais envie de retrouver cette spontanéité, d’être plus intuitif. Le chef-op’ d’À perdre la raison, c’est un type qui a surtout fait des films avec Luc Besson. J’ai voulu travailler avec lui parce que je savais qu’il allait me bousculer, qu’il ne me dirait pas : «Formidable ton plan-séquence !».

Malgré tout, il y a dans le film un jeu étrange sur les amorces dans les plans…
Ce n’est pas ce qu’il y a de plus réussi. Ce que je veux, c’est me débarrasser des dogmes au cinéma car je ne trouve pas ça profitable. Et j’ai un peu pêché… Je ne devrais pas m’automutiler comme ça, mais dans cette histoire, ce qui m’intéresse, c’est la perte d’autonomie, la perte de l’espace privé. Donc il y a tout le temps quelqu’un qui voit ce qui se passe. D’où cette envie de placer des amorces, d’être dans des coins de portes, pour que ce soit un peu oppressant, et au fil du temps, agrandir les cadres pour montrer qu’elle se retrouve seule. On en a peut-être un peu abusé.

Ça souligne surtout par la mise en scène quelque chose qui est évident dans le scénario, à savoir l’enfermement… Cela passe mieux dans les ellipses et la sécheresse de la narration…
Oui, mais le public qu’on appelle «populaire», cette gestion du temps, il la trouve longue et lente. Faire des films pour ma chapelle ou pour mon église ne m’intéresse plus. Quand on cherche à faire financer un film qui raconte l’histoire d’un quadruple infanticide, c’est une énorme cascade, tu te demandes comment tu vas emmener les spectateurs voir ça. Je veux faire des films populaires, mais je ne capitulerai pas sur le fond. Le public populaire a aussi droit à des histoires complexes et à des sujets âpres.

Dans À perdre la raison, vous travaillez sur une forme plus découpée, plus fragmentée, mais vous scotchez le spectateur avec le plan-séquence de trois minutes dans la voiture avec Émilie Dequenne…
Je n’ai pas perdu ça, quand même ! Quel grand cinéaste arrive à faire à la fois des plans serrés, des larges et des plans moyens ? Il y en a très très peu… Von Trier filme serré, Haneke filme large. Moi, ce que je veux, c’est trouver de la nuance, me servir de tout le langage du cinéma. Je suis jeune, ça ne fait jamais que douze ans que je fais des films. La grammaire du cinéma est tellement vaste que tu apprends à chaque film. Sur la gestion du temps et l’ellipse, mes autres films se passaient sur deux ou trois mois ; les ellipses sont moins importantes. Ici, on parle d’une histoire qui se passe sur six ans, avec des grossesses à gérer… Les ellipses sont plus frontales car sinon, j’aurais perdu le spectateur. Je ne peux pas, avec un récit pareil, faire autant confiance au cinéma, j’en suis sûr.

Pouvez-vous me parler de l’apport de Thomas Bidegain, qui vient d’une autre culture scénaristique que la vôtre, plus américaine ?
Pas vraiment. Quand on me demande quels films m’ont donné envie de faire du cinéma, je dis E.T. et Kramer contre Kramer. Ce ne sont pas des films qui m’ont instruit, mais qui m’ont donné envie quand j’étais gosse. Et je me suis rendu compte en parlant avec Thomas qu’en fait on aimait Hitchcock, qu’on était passionné par La Nuit du chasseur

On sent quand même qu’il y a chez lui un certain pragmatisme, un goût de la structure…
Une efficacité, oui. Heureusement ! Ce que j’aime chez Thomas, c’est qu’il n’oublie jamais le public. Mais avec mon autre scénariste, on essaie de se méfier de cela, aussi.

Est-ce lui qui vous a amené à reconstituer le couple d’Un prophète, Tahar Rahim et Niels Arestrup ?
Non. Au départ, c’est Depardieu qui devait tenir le rôle d’Arestrup, mais il a préféré faire Astérix et Obélix. Et c’est Tahar qui m’a dit qu’il avait envie de retravailler avec Niels. J’ai pensé qu’on allait dire que je manquais d’originalité. Mais je me suis dit que c’était l’histoire d’une femme qui pense former un couple avec son compagnon et au fur et à mesure, elle découvre qu’elle est rentrée dans une maison où il y a déjà un couple. Et le fait de le faire jouer par un couple de cinéma préexistant, c’est sans doute très intéressant pour le spectateur, qu’il ait vu Un prophète ou pas d’ailleurs, car Niels est un très grand acteur. De toute façon, je n’y perds pas grand chose, je vais même y gagner.

Était-ce aussi intéressant pour vous cinéaste qu’il existe une proximité entre les deux acteurs assez proche de celle qui existe entre les deux personnages ?
Quand je choisis de faire jouer dans Nue propriété les deux frères par Yannick et Jérémie Rénier, c’est la même chose. Dans À perdre la raison, la proximité entre les deux acteurs est telle qu’Émilie va devoir ramer pour exister au sein de ce couple. Et en fait, ils se sont tous tirés vers le haut. Pour l’anecdote, au premier jour de tournage, Tahar et Niels sont venus me voir et m’ont dit : si on fait un moins bon film qu’Un prophète, les gens vont dire que quand Audiard n’est pas là, on n’est pas bons, alors accroche-toi. Je l’ai payé cher, cette prise de risque, mais je pense que la cascade est réussie.

Émilie Dequenne fait une performance incroyable…
Avec ce trio, sur le plateau, je suis très vite devenu spectateur de mon film. Je les ai laissés faire. La scène de Femmes, je vous aime, on l’a tourné assez tôt, et quand j’ai vu ça… Il y a eu une pudeur entre moi et les acteurs, on a très peu parlé de ce qui nous touchait dans cette histoire, mais j’ai vu qu’ils y mettaient quelque chose d’eux-mêmes.

Il y a chez Émilie Dequenne un abandon physique total, jusqu’à la laideur…
C’est le sujet du film : elle ne s’aime plus car on ne l’aime plus, car elle a oublié que la féminité, ce n’est pas que la maternité.

Une scène est très forte, celle où elle applaudit ses enfants pendant le spectacle, qui joue sur un sentiment de gêne des spectateurs mais aussi des personnages…
On a tous vécu ce moment où quelqu’un est dépassé par ses émotions. On sent très bien qu’elle est cadrée, enfermée. Et la solution tout de suite, c’est la camisole de force du médicament. J’aime quand les acteurs kidnappent un film. Dans cette scène, Niels me dit : «En fait, je crois que je vais sortir les médicaments de ma poche et je vais lui demander si elle les a pris.» C’est un art collectif le cinéma, c’est ça qui est magnifique.

Dans ce film-là, en effet, on vous voit moins…
Je suis moins là, oui. Les grands films, ce sont ceux où le cinéaste se fait oublier. C’est vers ça que j’ai envie de tendre. Losey, Lumet… Par exemple Un après-midi de chien, on est avec Pacino et on oublie Lumet. C’est ça le cinéma !

Laisser vivre le film, est-ce aussi le laisser vivre par les débats qu’il risque de susciter ?
J’espère qu’il en suscitera ! C’est à ça que je travaille. Élève libre a été une leçon. On me reprochait presque les multiples interprétations du film. Quand je vois Eva de Losey, ce qui me fascine, c’est que ce n’est pas un film qui édicte sa vérité. Pour moi, un grand film populaire, c’est un film dont les spectateurs sortent en ayant tous vus un film différent.

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