Eden

Eden
De Mia Hansen-Løve (Fr, 2h11) avec Félix de Givry, Pauline Etienne...

Présenté comme un film sur l’histoire de la French Touch, "Eden" de Mia Hansen-Love évoque le mouvement pour mieux le replier sur une trajectoire romanesque : celle d’un garçon qui croyait au paradis de la house garage et qui se retrouve dans l’enfer de la mélancolie. Christophe Chabert

Nuits blanches et petits matins. L’extase joyeuse des premières soirées techno-house où le monde semble soudain s’ouvrir pour une jeunesse en proie à un nouvel optimisme, prête à toutes les expériences et à toutes les rencontres ; et ensuite la descente, le retour chez soi, la gueule de bois, le quotidien de la vie de famille et des disputes amoureuses. Cette courbe-là, Eden la répète à deux échelles : la plus courte, celle des cérémonies du clubbing d’abord sauvages, puis ritualisées via les soirées Respect ; et la plus large, celle de son récit tout entier, où l’utopie de la culture house-garage portée par son héros se fracasse sur la réalité de l’argent, des modes musicales et du temps qui passe.

Aux États-Unis, on appelle ça un "period movie", un film qui embrasse une époque et un mouvement, de ses prémisses à son crépuscule. Eden, quatrième film de Mia Hansen-Love, répond en apparence à ce cahier des charges puisqu’il s’étend sur une dizaine d’années, à la charnière des années 90 et des années 2000, celles où la France a été une tête chercheuse du mouvement techno avec en figures de proue les deux membres de Daft Punk, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo. La French Touch est-elle pour autant le sujet d’Eden, ou seulement un prétexte à raconter un nouveau parcours romanesque et sentimental comme la cinéaste aime à les montrer, avec cette fois l’ampleur truffaldienne qui manquait à son précédent Un amour de jeunesse ?

Rêve américain, réalisme français

Ce n’est pas dévoiler un secret que de préciser la dimension biographique du film : la vie de Paul, DJ cherchant à populariser en France la garage house née à New York, musique édénique et hédoniste héritière de la soul et du disco mais hybridée aux beats et nappes électro, c’est celle de Sven Love, le propre frère de la réalisatrice. Paul traverse l’histoire de la French Touch comme un funambule : il est là lors de la soirée où les Daft Punk font entendre pour la première fois leur futur tube Da Funk ; il tutoie les figures importantes de l’époque, notamment l’organisateur des soirées Respect (incarné par Vincent Macaigne) ; et il assiste aussi aux premiers nuages sombres qui stagnent au-dessus de cette époque bénie – le suicide d’un dessinateur de BD torturé qui tenait la chronique du mouvement. Mais son caractère rêveur, renfermé, son incapacité à communiquer autrement que par la musique créent une bulle autour de lui, le coupant progressivement des autres et du monde.

Aussi singulier et irréductible soit-il, le parcours de Paul épouse malgré tout celui de la French Touch : au départ, ce fils d’une famille très classe moyenne – mère protectrice, sœur intello, père absent  – rêve d’Amérique, à travers les clubs mythiques dont il découvre l’esprit musical dans les premières raves ou via cette belle Américaine de passage à Paris avec qui il vit un amour au parfum Nouvelle Vague – Greta Gerwig, en néo-Jean Seberg indé. Mais l’Amérique va sans cesse se refuser à lui : alors qu’il atteint l’apogée de sa carrière de DJ en allant se produire dans le mythique Paradise Garage new-yorkais, Paul passe une partie du séjour à s’embrouiller avec sa nouvelle copine (Pauline Étienne, excellente) puis tente de renouer le contact avec son ancienne maîtresse, pour découvrir que celle-ci est mariée et enceinte. La désillusion pointe alors le bout d’un nez de plus en plus cocaïné, entraînant un sérieux problème de trésorerie.

Paradis perdus

L’intelligence de Mia Hansen-Love consiste à calquer l’humeur de son film sur le rêve brisé de son personnage : le "rise and fall" modélisé par des maîtres comme Scorsese ou PT Anderson est digéré par les codes français du cinéma d’auteur, inventant une French Touch cinématographique où chaque envolée – les scènes de club, filmées avec la musique en direct et dans leur continuité – est clouée au sol par les états d’âme des protagonistes et la pesanteur de leur rapport au monde, égocentré et théorique. Parti pris risqué, à l’image d’un Felix de Givry qui, dans le rôle de Paul, s’approche dangereusement de ce jeu blanc devenu un cliché auteuriste, ou dans cette ultime romance, presque caricaturale, avec une Laura Smet en papillon de nuit attiré par les lumières et les paradis artificiels.

Pourtant, Eden retombe sur ses pieds, grâce à la poussée mélancolique de son dernier acte, où l’embourgeoisement, les renoncements et l’opportunisme commercial viennent planter les derniers clous dans le cercueil de l’époque. Le constat finit par s’imposer : oui, le film parle bien de la French Touch, mais du point de vue de ses losers ; ceux qui ont triomphé sont croqués en gamins ordinaires, privés de l’anonymat casqué qui a fait leur succès et, par une ironie bien sentie, rendus à leur statut de parfaits inconnus dans les lieux branchés où ils tentent de rentrer et où leur musique fait fureur.

Au bout du compte, dans un geste assez audacieux, la musique s’arrête et ne reste alors que des mots et des images, poème résumant la tristesse qui s’empare de ceux qui ont vu leur rêve de gloire et la fougue de leur jeunesse partir en fumée aux leurs de l’aube.

Eden
De Mia Hansen-Love (Fr, 2h11) avec Félix de Givry, Pauline Étienne, Vincent Macaigne…

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 5 novembre 2019 Avec pas loin d’une trentaine d’artistes exposés essentiellement à Grenoble, le Mois de la photo, organisé par la Maison de l’image, prend des allures de marathon photographique. Comme à son habitude, l’Ancien Musée de peinture accueille jusqu’au 24...
Mardi 3 septembre 2019 Un seul être revient… et tout est dévasté. Cédric Kahn convoque un petit théâtre tchekhovien pour pratiquer la psychanalyse explosive d’une famille aux placards emplis de squelettes bien vivants. Un drame ordinaire cruel servi par des interprètes...
Lundi 18 septembre 2017 de Andrés Muschietti (E.-U., int.-12 ans, 2h15) avec Bill Skarsgård, Jaeden Lieberher, Finn Wolfhard…
Lundi 6 mars 2017 Duo rétro-futuriste parisien aux manières mélancoliques, Paradis visite le passé de la chanson française en même temps qu'il explore le panthéon de la French Touch. Entre variété pop, boucles électro et house amniotique, Pierre Rousseau et...
Mardi 9 février 2016 Anne Fontaine, qui apprécie toujours autant les sujets épineux (et a pris goût aux distributions internationales), en a débusqué un en Pologne : l’histoire de religieuses enceintes après avoir été violées par des soudards soviétiques… Surprenant....
Mardi 18 novembre 2014 Revenu de tout et bien vivant, Étienne Daho trimballe sous des traits à la Dorian Gray une carrière de quasi-sexagénaire qui n'aurait perdu son innocence que pour mieux avoir l'occasion de la retrouver. Retour sur le parcours, presque sans faute,...
Mardi 2 septembre 2014 Moins flamboyante que l’an dernier, la rentrée cinéma 2014 demandera aux spectateurs de sortir des sentiers battus pour aller découvrir des films audacieux et une nouvelle génération de cinéastes prometteurs. Christophe Chabert
Mardi 3 juin 2014 Premier film sous influence Wes Anderson de Vincent Mariette à l’humour doucement acide, où deux frères et une sœur partent enterrer un père devenu un fantôme dans leur vie, pour un road movie immobile stylisé et séduisant. Christophe Chabert
Vendredi 24 janvier 2014 Alors qu’elle termine actuellement son quatrième film, Eden, qui s’inspire de la vie de son frère Sven Love pour dresser un period movie sur l’essor de la (...)
Mercredi 22 janvier 2014 De Guillaume Brac (Fr, 1h40) avec Vincent Macaigne, Solène Rigot, Bernard Menez…
Mercredi 18 décembre 2013 Un joli premier film signé Sébastien Betbeder, à la fois simple et sophistiqué, qui raconte des petites choses sur des gens ordinaires en tentant de leur donner une patine romanesque, comme un croisement entre les chansons de Vincent Delerm et...
Vendredi 27 septembre 2013 Du western, genre délaissé et compassé par excellence, la très joueuse Céline Minard tire avec "Faillir être flingué" la matière fictionnelle d'un roman haletant qui dynamite les clichés au service d'une maîtrise formelle toujours aussi...
Jeudi 12 septembre 2013 Un micmac sentimental autour d’un droit de visite paternel le soir de l’élection de François Hollande. Bataille intime et bataille présidentielle, fiction et réalité : Justine Triet signe un film déboussolant dont l’énergie débordante excède les...
Vendredi 7 juin 2013 Premier long-métrage d’Antonin Peretjatko, cette comédie qui tente de réunir l’esthétique des nanars et le souvenir nostalgique de la Nouvelle Vague sonne comme une impasse pour un cinéma d’auteur français gangrené par l’entre soi. Qui mérite, du...
Mercredi 13 mars 2013 De Guillaume Nicloux (Fr, 1h54) avec Pauline Étienne, Louise Bourgoin, Isabelle Huppert…
Mercredi 19 décembre 2012 L’award du meilleur film de l’année : Holy Motors De Leos Carax, on n’attendait plus grand chose, après treize ans de silence et un Pola X extrêmement (...)
Jeudi 16 août 2012 Véritable rock-star du théâtre de ces dernières années, le metteur en scène Vincent Macaigne retrouve le cinéma en tant que simple comédien avec "Un monde sans femmes", de Guillaume Brac. Un premier film réussi, notamment grâce à ses acteurs,...

restez informés !

entrez votre adresse mail pour vous abonner à la newsletter

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X