Xavier Dolan : « Lagarce parle des choses essentielles que l'on tait »

Juste la fin du monde
De Xavier Dolan (Can-Fr, 1h35) avec Gaspard Ulliel, Nathalie Baye...

Acteur discret et intérieur, Gaspard Ulliel incarne Louis, le pivot de "Juste la fin du monde" de Xavier Dolan, en salle mercredi 21 septembre. Le réalisateur et lui reviennent sur la genèse de ce film, ainsi que leur rapport à l’écriture de l’auteur, Jean-Luc Lagarce…

Xavier, ce film marque-t-il, selon vous, un moment crucial dans votre carrière ?

Xavier Dolan : Oui. Ce n’est pas un "entre-film" ; je ne l’ai pas fait envers ou en en attendant un autre. Les choses se prolongeaient sur la préparation de The Death and Life of John F. Donovan [son prochain film, en langue anglaise – NDLR] et moi, j’avais besoin de tourner, de raconter une histoire. Si on m’avait appelé pour me dire "on peut faire Donovan tout suite", j’aurais dit "trop tard, c’est celui-ci que je fais".

Quels rapports aviez-vous avec cette pièce de Lagarce et, de manière plus générale, avec son théâtre ?

XD : Un rapport un peu ignare. Je n’ai pas lu toute son œuvre et je n’ai jamais vu ses pièces jouées sur scène. Anne Dorval [comédienne vue dans certains de ses films – NDLR], un jour, m’a parlé d’une pièce que je devais absolument lire, qui lui avait été donnée de jouer, absolument inoubliable, « faite sur mesure pour moi » selon ses mots. J’ai ramené chez moi son grand cahier – son texte de théâtre, en fait – avec ses annotations en marge, les déplacements etc. J’ai commencé à lire la pièce et je n’ai pas été convaincu de ressentir le choc qu’elle m’avait promis, de m’attacher aux personnages, à l’intrigue… J’étais plus ou moins intéressé par l’écriture, mais il y avait une partie de moi qui savait que je la comprenais mal ; que ce n’était pas pour moi – pas là, pas maintenant. Je l'ai rangée dans la bibliothèque.

Après Laurence anyways, Tom à la ferme et Mommy, j’ai écrit le scénario de mon film américain, Donovan, et j’ai croisé Marion Cotillard à Cannes, puis Gaspard Ulliel. Dans l’avion du retour, je me suis dit qu’il était temps de trouver un vaisseau pour réunir ces talents et j’ai immédiatement pensé à Juste la fin du monde. Et aussi que Nathalie [Baye] ferait la mère – je voulais la retrouver depuis longtemps. Le projet est donc venu avant que je relise la pièce ; encore fallait-il que je l’aime ou je la comprenne. Mais cette fois, à la page 5, cela m’est apparu évident !

Qu’est-ce qui vous a alors autant captivé ?

XD : Les personnages compliqués, complexes, brutaux, violents, haineux, de mauvaise foi, amers, qui cachent une grande souffrance… Tout était là depuis le début ; je ne pouvais pas imaginer de personnages plus prometteurs, plus intéressants ni plus intrigants. C’était le plus haut niveau d’écriture possible pour un personnage. Tout en contraste, qui mentent, qui cachent la vérité, égoïstes, maladroits, nerveux. Et cette langue de Lagarce, qui exprime leur malaise…

Très tôt, je savais qu’il ne serait jamais question de perdre la langue de Lagarce. Alors oui, j’ai changé l’ordre des scènes et l’action, parce que la deuxième partie est très théâtrale dans sa déstructuration et son abstraction, mais je me suis exprimé visuellement comme je pensais que le film devait être exprimé. Ça donne un film que je trouve tellement différent des autres, où il y a des choses qu’on retrouve tout le temps : des manies, des regards, des angles, des nuques, des ralentis, une nostalgie de l’enfance et l’absence du père – mais ça, c’était dans la pièce !

Gaspard, comment avez-vous appréhendé ce rôle de Louis qui vous place quasiment à chaque plan du film ?

Gaspard Ulliel​ : Je ressentais une certaine pression. L’erreur aurait été de rechercher un rôle de la même intensité que celui que Bertrand Bonello m’avait offert dans Saint Laurent. Et d’ailleurs, j’étais plutôt parti avec l’idée de revenir avec un personnage secondaire. Quand Xavier m’a parlé pour la première fois de ce projet, cela a bouleversé ce que j’avais décidé ou anticipé – c’est ce qui est fabuleux dans ce métier : on ne sait jamais ce qui nous attend.

D’autant qu’il voulait le tourner de façon très rapide, en deux semaines, ce qui me semblait totalement impossible ! Finalement, ça a été plus long que cela, mais pas beaucoup plus : un mois, ce qui est quand même très rapide. Je me suis donc demandé comment j’allais investir et visiter l’univers de Xavier, qui est assez fort et singulier, avec la pression d’être très performant, efficace tout de suite. Et celle de me retrouver face à d’immenses acteurs et actrices.

Justement, ce rôle principal semble malgré tout secondaire : vous incarnez un auteur, donc un détenteur de mots en visite pour en délivrer mais qui, paradoxalement, se tait et en reçoit des autres. Il est leur "sparring-partner"…

GU : Oui, il est un peu le catalyseur des angoisses de chacun. Le postulat de départ, c’était que mon travail d’acteur porterait plus sur la réaction, sur l’écoute – un défi supplémentaire… Mon travail préparatoire a été d’essayer de me raconter la vie de cet homme, en me focalisant sur le passé commun avec les siens, avant qu’il décide de partir durant ces douze années. Ce qui me permettait de réagir.

Ses paroles peuvent sembler anodines – c’est le message de cette pièce : la parole sert de fuite, de masque ; elle tourne sur elle même, puisque à la fin les personnages ne disent pas grand-chose. Tout est dans les non-dits, les regards, le sous-texte. Mais il y a ces fois où des paroles en apparence anodines viennent faire vaciller les personnages. Ils peuvent êtres très violents dans ce qu’ils se disent.

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