Lettre de Cannes #2

Festival de Cannes 2017 / Ou comment une projection vire à la farce, des militants bouleversent la Croisette et un cinéaste parle à un autre cinéaste.

Cher PB,

Il faut que je te raconte ce qui s’est passé l’autre matin à la projection d’Okja, le film Netflix de Bong Joon-ho. Depuis l’annonce par Thierry Frémaux de l’entrée en compétition de deux films coproduits mais surtout distribués par l’opérateur de vidéo à la demande par abonnement à 10 boules par mois, plus en version HD, les exploitants français ne cessent de faire les scrogneugneus, et de réclamer peu ou prou qu’on chasse ces malotrus yankees qui viennent sur le territoire français bousiller notre sacro-sainte exception culturelle. On ne leur fera pas l’injure, à certains du moins, de leur rappeler qu’ils ont tous très bien sortis les précédents films de Bong Joon-ho ou de Noah Baumbach, l’autre social-traître à avoir signé chez Netflix. C’est vrai, merde, Mistress America, quoi, au moins 800 salles l’ont programmé ! Et Mother, j’en parle même pas… Et pendant des mois en plus !

Toujours est-il qu’ils avaient prévu leur coup : à peine le logo Netflix apparu sur l’écran, la bronca s’est levée dans le Grand Théâtre Lumière, et s’ils avaient pu passer les portiques de sécurité avec des piques et des fourches pour traîner jusqu’à la guillotine Ted Sarandos, le patron de la boîte en question, ils l’auraient fait. Comprends-moi bien : je ne suis pas en train de défendre Netflix, qui n’est ni plus ni moins que de la merdasse capitalisto-libérale habillée avec une interface cool, et qui finira comme tout le reste, à savoir racheté par plus gros que lui, sans doute un studio genre Disney qui s’empressera de faire de la place sur les serveurs en nettoyant le catalogue : « Okja ? C’est quoi, ça ? Allez, ouste, poubelle ! ». Mais là où les gars de Netflix font bouger les lignes, comme on dit dans L’Express, c’est qu’ils obligent producteurs et diffuseurs à se poser la question : pourquoi ne fait-on plus confiance aux grands cinéastes en leur offrant les moyens et la liberté pour créer des œuvres à leur mesure ? Ben oui, pourquoi ?

Donc bronca, mais… Les plus attentifs s’étaient rendu compte de suite que quelque chose clochait dans cette projection : le format de l’image n’était pas le bon ! Tu pourras interpréter comme tu le veux la chose – le grand écran résiste aux petits, le film refuse désespérément de se plier à ce format qui n’est pas le sien, ou autres commentaires hallucinés – toujours est-il qu’une deuxième bronca s’est levée, réclamant cette fois la peau du projectionniste. Au bout de cinq minutes de huées, applaudissements et insultes dans toutes les langues de la création, le film s’arrête, les lumières se rallument, et un brave pépère se pointe sur scène avec sa lampe de poche pour regarder ce qui se passe, comme si, à l’ère du numérique, tout cela relevait d’un simple problème mécanique. En fait, on n’avait manifestement pas appuyé sur le bon bouton. Quand enfin le film a été projeté dans le bon format, les exploitants pas contents ont voulu siffler à nouveau le logo Netflix ; résultat, tout le monde s’est marré. Ça s’appelle un flop !

Et le film alors ? Il montre ce que l’on savait déjà : que les Sud-coréens font aujourd’hui les blockbusters que les Américains ne sont plus capables de faire ; que Bong Joon-ho est, au sein du miracle coréen, celui qui en offre les visions les plus folles et les plus stimulantes. Mais si cette fable antispéciste se regarde avec un plaisir certain, pas sûr que le cinéaste y soit au sommet de son inspiration, notamment dans sa deuxième partie située à New York, où sa partouze des genres et son goût pour le grotesque a quelques difficultés à passer la barrière culturelle. La charge contre l’industrie agro-alimentaire est bien vue, même salutaire par les temps qui courent, mais était-il vraiment nécessaire de créer autant de personnages bouffons pour montrer le mélange de cynisme et de débilité qui en forme le terreau ? Et fallait-il faire non pas un mais deux gags de caca prout avec le super cochon numérique du film ? D’où l’étrange mélange de régression infantile et de satire adulte qui mijote dans ce Okja. Mais en fait, je chicane, car c’est plutôt bien. C’est juste moins bien que Memories of murder, The Host, Mother et Snowpiercer. Mais d’ici à la fin du festival, j’aurais peut-être changé d’avis. Ou peut-être pas.

J’aimerais aussi te dire deux mots des deux films français présentés en compétition. Tu n’es peut-être pas d’accord mais l’année dernière, dans une compétition de très haut niveau – celle de cette année n’est pas mal non plus pour l’instant – les films français avaient fait tâche. En 2017, ça ne risque pas, car 120 Battements par minute a déjà fait forte impression sur la Croisette. Son réalisateur, Robin Campillo, scénariste et monteur de Laurent Cantet mais aussi, seule tâche sur son CV, co-auteur de l’improbable scénar’ de Planétarium, signe un troisième film qui retrace les années où Act Up a pris une place centrale et polémique dans la lutte contre le sida. C’était les années 1990, et le film évoque ce moment de l’histoire politique contemporaine à la bonne distance entre le souvenir de celui qui l’a vécue et la distance du cinéaste cherchant à lui donner une forme pertinente. Campillo parvient à imbriquer trois mouvements qui sont autant de composantes fondamentales de la philosophie d’Act Up, elle-même très inspirée par celle de Michel Foucault. L’action, d’abord : c’est là-dessus que le film débute ; ensuite, la pensée collective, en marche dirais-je si ce terme n’avait été récemment galvaudé, via des AG où le débat et les prises de paroles sont ritualisés ; enfin, le corps de ses militants, à la fois sujets agissants et agents souffrants de la question qu’il soulève sur la place publique. Campillo fait tourbillonner ces trois aspects comme une hélice d’ADN, même si c’est plutôt la cellule, les molécules (« pour qu’on s’encule » dixit un slogan d’Act Up) qui finissent par apparaître à l’écran.

Agir, se tromper, se remettre en question, retourner au combat, réfléchir à la manière dont ce combat fait tâche, bouscule, dérange, rappelle chacun à ses responsabilités et à ses fautes, comme une mauvaise conscience résumée en un autre slogan : Silence = Mort. Ne pas se taire, faire du bruit, se dépenser, prendre soin de l’autre, s’investir, accepter sa colère comme étant à la fois un moteur et une mauvaise conseillère, tenir la peur à distance. C’est tout ça, 120 battements par minute, et c’est un film de guerre, sur le modèle du Land and Freedom de Ken Loach : un film de guerre avec des moments de dialectique par la parole, avec des temps où les guerriers se reposent – ici, sur de la techno signée Arnaud Rebotini – baisent, s’aiment et s’accompagnent dans la mort. Des corps plongés dans une semi-pénombre, émergeant par de brefs éclats de lumière comme les corps suppliciés et contraints du Libera Me d’Alain Cavalier – autre film auquel j’ai souvent pensé. C’est magistral, bouleversant, avec un acteur génial : Nahuel Perez Biscayart, qui concentre toute la vitalité mais aussi toute la douleur qui irrigue ce combat contre la montre et contre la mort.

A l’autre extrême, Le Redoutable de Michel Hazanavicius est une pure fantaisie, un truc bien vu qui, d’une toute autre façon, pose aussi la question de l’engagement politique. On y voit un metteur en scène de cinéma nommé Jean-Luc Godard épouser une actrice nommée Anne Wiazemsky, basculer en mai 1968 dans le maoïsme jusqu’à renier la première partie de son œuvre et se lancer dans une activité de cinéma collectiviste avec le dénommé Jean-Pierre Gorin. Expérience qui va mettre à mal le couple, pendant que la France se remet de cette Révolution avortée.

Ne t’y trompe pas : Hazanavicius fait à Godard ce qu’il avait fait au cinéma d’espionnage ringard français dans les OSS 117. S’il en pastiche les codes esthétiques, s’il multiplie les clins d’œil et les gags – parfois volontairement lourds – ce n’est pas pour se moquer, pas non plus pour rendre hommage au maître. C’est surtout pour s’amuser une nouvelle fois à pétrir la forme cinématographique et pour raconter quelque chose sur nous, aujourd’hui. En l’occurrence : quel cinéma français voulons-nous pour demain ? À plusieurs reprises, Godard est alpagué par des admirateurs qui lui demandent quand il refera des films marrants comme ceux d’avant La Chinoise, ou quand est-ce qu’il retournera avec Belmondo… Pas besoin d’être grand clair pour imaginer Hazanavicius cerné par le même genre de gogos au moment de The Search, lui réclamant un nouveau film comique avec Jean Dujardin. Pourquoi le cinéma français a-t-il toujours (eu) un train de retard sur son époque ? Pourquoi le condamne-t-on à une industrialisation décérébrante, ou à une radicalité autarcique, provoquant chez ses auteurs crises de foi ou haine de soi, compromis ou conformisme ?

Le personnage principal du film n’est donc pas tant le Godard incarné avec malice par un Louis Garrel en grande forme, mais plutôt Anne Wiazemsky – affolante Stacy Martin – celle qui aimait le Godard d’avant et qui n’aime plus le Godard Mao. Anne, c’est le spectateur de cinéma qui attend qu’on fasse un pas vers lui pour pouvoir déclarer son amour à l’artiste, et qui se lamente autant devant le cinéaste enfermé dans sa tour d’ivoire arrogante et prétentieuse que devant le public, masse informe et conne qui ne veut surtout jamais faire le moindre effort. Un éloge d’un cinéma populaire d’auteur qui s’apparente, aux yeux de certains, à la mise à mort du cerf sacré Godard. J’imaginais à la sortie de la projection de presse les conciliabules entre gardiens du temple critique – le système Cahiers, Libération, Le Monde, Les Inrocks – préparant leurs éléments de langage comme le plus vulgaire des députés Les Républicains avant d’aller en inonder ses colonnes. Ce matin, je n’ai pas eu le courage d’aller vérifier la chose ; s’il te plaît, cher PB, pendant que je me repose un peu, fais-le à ma place.

À très vite.

C

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